J'ai donc établi, avec une clarté d'eau de roche dans ma précédente tribune[1] sur le Burkina Faso que ceux qui ont peur des consultations référendaires paniquent en fait parce qu'ils se savent insuffisamment populaires. On a hélas pris la trop mauvaise habitude, sous les tropiques, de considérer que les pouvoirs en place ont vocation à flageller les oppositions politiques comme ces dernières auraient essentiellement vocation à fragiliser et à renverser les pouvoirs établis.
Les traces physiques et psychologiques de la colonialité et du despotisme pseudo-démocratique africains peuvent certes, expliquer en partie cette approche suspicieuse du champ politique. Mais, cette lecture manichéenne de la politique ne rate-t-elle pas l'essentiel de l'esprit démocratique moderne ? On devrait s'exercer à se poser toutes les bonnes questions, et non se contenter uniquement de celles qui nous plaisent. Point d'intelligence politique sans effort de dépaysement, sans l'inconfort d'une prise en compte du point de vue qui nous arrange le moins.
Et si la démocratie était avant tout le régime qui fait de la paix juste, du dialogue, de la négociation et du respect de la souveraineté populaire, les clés de voûte d'une coexistence pacifique et prospère des personnes humaines rassemblées dans un Etat ?
Et si la démocratie, loin d'être un exercice de pugilat ou la guerre se poursuivrait par d'autres moyens, n'était rien d'autre, comme le suggérait Raymond Aron, qu'un système politique organisant pacifiquement la concurrence des partis et des individus en vue d'exercer le pouvoir dans une entente bien assurée de l'intérêt général de la collectivité humaine concernée ?
Le baroud d'honneur engagé le 18 janvier 2014 par l'opposition burkinabè pour tenter d'imposer au pouvoir du CDP la renonciation aux projets d'installation du Sénat ou de révision de l'article 37 de la constitution nous donne en réalité l'occasion de réinterroger cette essence supérieure de la démocratie. Cela est nécessairement en jeu, quand l'opposition prétend être le peuple, et quand de son côté, le pouvoir campe sur son droit constitutionnel de consulter tout le peuple, et non la seule opposition politique, sur des sujets majeurs pour la Nation.
Il s'agit pour nous, à la suite de notre précédente analyse, qui reconstituait le contexte de la manifestation du 18 janvier 2014, de nous interroger à présent sur le point de vue du pouvoir et les hypothèses que ce point de vue permet de voir se profiler à l'horizon. D'où nos questions : 1) Quelle lecture le pouvoir burkinabè fait-il de l'attitude de son opposition politique ? 2) De quels lendemains possibles la situation burkinabè actuelle semble-t-elle grosse de promesses ?
La lecture que le pouvoir burkinabè a faite de la mobilisation de l'opposition le 18 janvier 2014 a positivement surpris plus d'un habitué des gestes régaliens des pouvoirs africains. En maints cas, le pouvoir africain se braque lorsque l'opposition en appelle au témoignage de la rue contre lui. Soupçonnant systématiquement les opposants d'avoir quelque projet insurrectionnel, de manipuler dans l'ombre les ressentiments populaires pour surprendre le pouvoir dans un moment de faiblesse, le pouvoir africain montre alors ses muscles, menace, la bave aux lèvres, de sévir vertement contre les imposteurs.
Or qu'a-t-on vu à Ouagadougou le 18 janvier 2014 ? Des autorités suffisamment sereines pour mettre la police et la gendarmerie au service de la sécurité des manifestants, de leur encadrement idoine et de l'évitement des débordements volontaires comme involontaires. On a vu, à travers le communiqué du porte-parole du gouvernement, M. Alain Traoré, le pouvoir CDP du président Compaoré considérer que le bon déroulement de la journée de mobilisation de l'opposition ne consacrait ni la victoire du pouvoir sur l'opposition, ni la victoire de l'opposition sur le pouvoir, mais « le triomphe de la démocratie burkinabè ». Comment comprendre cette double détente du pouvoir CDP ?
Une fausse lecture de la situation consisterait à clamer la thèse de la reculade du pouvoir, comme si une manifestation de l'opposition suffisait à exprimer la voix du peuple souverain du Faso. Ce n'est pas, loin de là, par peur que le pouvoir a concédé ces mots honorables au système politique dont il assure l'émergence. Parler de peur du pouvoir ici, ce n'est rien d'autre que s'exercer dans l'art ambigu de s'effrayer tout seul. Pourquoi, me diriez-vous ?
En termes stratégiques de rapports de forces dans la capitale burkinabè, tous ceux qui savent un tant soit peu la maîtrise de l'appareil sécuritaire qui est celle du Président-Ministre de la Défense, S.E. Blaise Compaoré, n'auront aucune peine à comprendre que la sécurité de tous était bel et bien garantie ce samedi 18 janvier 2014, qui plus est aux lendemains des vœux vibrants de l'armée burkinabè à son ministre de tutelle et chef suprême.
Mieux encore, sur le plan purement civil, la réplique du parti au pouvoir, le CDP, annonce des mobilisations populaires de nature à donner tout le poids démographique nécessaire à la volonté de stabilité, de paix et de concorde exprimée par une vision pacifique et responsable de la transition politique burkinabè à venir. Qu'est-ce à dire ?
Le Front Républicain, rassemblé autour du CDP, sous la férule du Secrétaire Exécutif Assimi Kouanda, a manifestement tenu à asséner par sa mise en branle la preuve concrète de l'ancrage populaire indéniable du locataire du palais de Kosyam. Il y a fort à parier que les jours à venir verront les rues du pays bariolées par d'immenses foules déterminées à donner le change à l'opposition, afin de lui montrer, une fois de plus, par le nombre notamment, qu'elle a tout à fait raison de redouter les conséquences logiques d'un référendum populaire sur l'article 37 de la constitution...
Une seconde lecture tout aussi fausse de l'attitude du pouvoir burkinabè envers la manifestation du 18 janvier 2014 consisterait à y voir comme une légitimation des revendications de l'opposition. On estimerait alors qu'en saluant le sens des responsabilités du CFOP et de ses troupes, le régime Compaoré aurait pris acte du basculement de la volonté populaire vers le camp de ses adversaires déterminés. Cinglante méprise ! Il faudrait, pour la gouverne de ceux qui ne lisent que trop difficilement entre les lignes, comprendre dans toute sa profondeur pesante, l'autre formule employée par le porte-parole du gouvernement burkinabè, Alain Traoré .
En démocratie, a-t-il dit en substance, pour clore son propos, l'ultime arbitre, « c'est l'urne ». La cible du pouvoir burkinabè s'est alors précisée dans ce discours cisaillé avec une orfèvrerie de chirurgien des âmes. « L'urne », c'est la voix du peuple, souverainement exprimée dans le cadre constitutionnel idoine. « L'urne », c'est le réceptacle, non pas des youyous d'une foule qui croit parfois se multiplier en multipliant ses cris, mais de l'expression réelle du peuple burkinabè réel, convoqué face à sa conscience et devant l'Histoire. Qui doutera qu'un pouvoir qui fait confiance à son peuple le consulte nécessairement au lieu de se contenter de la prétention de certaines parties du peuple à être tout le peuple ? Seuls les populistes africains, habitués à l'unanimisme désuet, se risqueront encore à chercher la petite bête à la loi.
La thèse officielle du triomphe de la démocratie burkinabè le 18 janvier 2014, une fois débarrassée de ces deux premières hypothèses boiteuses, s'éclaircit alors comme l'eau de roche.
Le triomphe de la démocratie est le maintien de la force au droit, de la force à la loi juste, appliquée dans les limites de ses propres prévenances. C'est précisément cette loi, quoiqu'en disent les plus savantes arguties juridiques, qui autorise, au Burkina Faso, le président à consulter le peuple, en cas de projet de révision de l'article 37 de la constitution, entre autres. Le triomphe de la démocratie burkinabè, c'est le maintien d'une écoute active du pouvoir envers l'opposition et vice-versa, dans la perspective d'une sortie de tous par le haut du différend politique normal qui préside à la relation pouvoir/opposition.
Le triomphe de la démocratie burkinabè, loin d'être un signe de faiblesse, est l'affirmation de la supériorité de l'intérêt général du Burkina Faso sur les divergences passagères ou mêmes durables entre ses camps politiques. Conséquence ? Les hordes colériques et haineuses rassemblées dans les réseaux sociaux, parsemées à l'intérieur comme à l'extérieur du territoire du Burkina Faso, ne pourront donc surtout pas se substituer à la souveraineté populaire.
Les ivoiritaires pro-Gbagbo, résolument à la rescousse inespérée du nouveau discours burkinitaire incarné par l'extrême-gauche et l'extrême-droite burkinabè, devront aller se faire voir ailleurs. L'opposition burkinabè et ses alliés devront assumer pleinement les maximes de l'éthique de la responsabilité. Il leur faudra contribuer, du mieux qu'ils peuvent, à forger l'opinion des électeurs, car l'urne et l'urne seule dit et dira qui a le droit de parler au nom du peuple en démocratie.
En constatant donc que l'opposition exprimait son dissentiment dans le respect du cadre légal et légitime de l'Etat de droit, le pouvoir ne pouvait que saluer cette vitalité tempérée par la conscience de la loi, et considérer que l'opposition, par ses manifestations, se prépare in fine à l'éventualité référendaire en mobilisant ceux des citoyens qui croient en elle, dans l'optique d'un vote négatif contre l'option qui sera finalement retenue par la majorité au pouvoir. Pour le dire autrement, le pouvoir a félicité la bonne tenue de la marche et du meeting de l'opposition, parce que celle-ci joue parfaitement le jeu de la loi, en préparant, par-delà les slogans jusqu'au-boutistes et la relative grossièreté d'une terminologie du caleçon choisie par le CFOP, une partie du peuple à exprimer bientôt dans l'urne son désaccord avec le pouvoir. N'est-ce pas dès lors à qui mobilisera le mieux qu'appartiendra le mot de la fin ? L'émergence du Front Républicain en fin de semaine passée ne s'y est pas trompée, comme réponse du berger à la bergère.
Mais allons plus loin. Que faire si finalement l'urne s'avère, après qu'elle ait pourtant parlé pour le pouvoir ou pour l'opposition, tellement clivante qu'elle instaure une logique de couteaux tirés entre la majorité et la minorité politiques à venir ? J'ai lu avec un vif intérêt la tribune patiente de Madame Juliette Bonkoungou, véritable réserve de sagesse au cœur de la classe politique burkinabè qu'elle honore. Elle en appelait à un sursaut de transcendance morale, ses frères et sœurs burkinabè de la majorité et de l'opposition, afin que les fondements féconds mais encore fragiles du jeune Etat burkinabè ne soient surtout point sacrifiés aux logiques narcissiques que la course pour le pouvoir suscite inévitablement dans les âmes humaines parfois auparavant réputées exemplaires.
Le dialogue, quoiqu'on en dise, sous les modalités de la négociation et du compromis, doit nécessairement anticiper sur les écueils et recueillir les difficultés irrésolues par les voies de droit classiques. En amont comme en aval du processus, la classe politique burkinabè doit regarder la dévastation ouest-africaine environnante et se ressaisir afin que ce qui unit ce grand peuple ne soit pas sacrifié pour ce qui le divise. Telle est la voie de la sagesse, qui ne devrait cependant pas occulter les vérités qui s'imposent comme présupposés indéniables dans le processus burkinabè actuel.
Quelles sont-elles, ces vérités qui découlent d'une saine analyse de la posture légitime du pouvoir burkinabè actuel ? Je les énoncerai pour ma part en guise de conclusion à la présente tribune.
Sur la question l'alternance. Le CFOP Diabré et les principaux démissionnaires du CDP sont incontestablement l'œuvre du Président Compaoré. Ils ont été créés et bâtis par le leadership de Blaise Compaoré. Quelles valeurs vont-ils enseigner à la jeunesse burkinabé ? Mordre par opportunisme la main qui vous a donné à manger ? La jeunesse burkinabé aurait plus à gagner dans une alternative politique et idéologique, que dans un passage du témoin à de très pâles copies du chef de l'Etat. L'alternance, dans ce type de circonstances, est bien souvent la porte ouverte à l'aventurisme politique. Un renouvellement qualitatif des effectifs politiques du pays semblent du reste s'esquisser dans la relève à 80% des postes de cadres au sein du CDP en phase de consolidation dynamique sous la coordination du ministre d'Etat Assimi Kouanda.
Sur la présidence Compaoré. On ne peut jeter du revers de la main les acquis de la présidence Compaoré. C'est sous son magistère que le Burkina Faso, au triple plan économique, socioculturel et politique, a atteint son rayonnement majeur reconnu aujourd'hui par le monde entier. Croire dès lors qu'on importera au Burkina Faso les recettes du Printemps arabe, c'est commettre un anachronisme politique absolu. Les peuples arabes sont-ils aujourd'hui à l'abri du militarisme et du fondamentalisme ?
Non seulement, on goûte encore les fruits amers du printemps arabe en Egypte, en Lybie et en Tunisie, mais il y a fort à parier en ce qui concerne le Burkina Faso que ce sont les libertés promues par le président Compaoré que certains sont tentés d'utiliser abusivement aujourd'hui contre lui-même. Quel nom cela a-t-il ? L'ingratitude. Car quand un homme donne le meilleur de lui-même pour une génération, c'est avec retenue et dignité qu'on salue son œuvre et prépare sa retraite. Qui plus est, un homme qui a offert toute leur carrière politique à bien de ceux qui le tancent publiquement aujourd'hui, aurait mérité que ceux d'entre eux qui se sentent frustrés se retirent humblement dans leurs maisons de villégiature avec la dignité d'un Jospin. N'est-ce pas ce qu'auraient dû faire les Roch Christian Kaboré, Simon Compaoré ou Salif Diallo ? Leur honneur en aurait été incontestablement sauf, ce me semble.
L'arme du dialogue est incontournable. Car contrairement à ce que peuvent penser ceux qui s'acharnent à flétrir l'initiative de solidarité de l'élite politique ivoirienne envers l'union fraternelle dans la majorité burkinabè, c'est par le compromis et de longues négociations que la Côte d'Ivoire a progressivement reconquis son espérance démocratique. Lomé, Marcoussis, Accra, Prétoria, Ouaga, tels furent les passages obligés de la reconstruction ivoirienne. C'est l'arme du dialogue qui aura fini par redresser en réalité la Côte d'Ivoire, la guerre occupant à peine trois mois parmi les dix ans du séjour de Laurent Gbagbo au pouvoir. Le Burkina Faso, Etat économiquement encore plus vulnérable que la Côte d'Ivoire peut-il s'offrir le luxe d'une confrontation fratricide ? Ce serait un terrible hommage à la déraison publique.
Et c'est contre cette déraison publique qu'a voulu oeuvrer le Chef du Parlement Ivoirien, Guillaume Soro, mandaté par le Chef de l'Etat de Côte d'Ivoire, S.E. Alassane Ouattara, pour encourager ses voisins burkinabè au compromis, au dialogue et à l'harmonie autour des buts suprêmes de leur communauté destinale. Mieux encore, ceux qui n'ont pas pu comprendre qu'ancré dans les valeurs de la tradition de loyauté transmise par l'éthique humaniste Sénoufo, l'Honorable Guillaume Soro ait avoué son affection légitime pour le Président du Faso, S.E. Blaise Compaoré, oui, ceux-là, ne comprendront pas non plus qu'il ne saurait y avoir de véritable dialogue politique dans la félonie, le mensonge et la roublardise. Pourtant, plus que jamais, les peuples africains éveillés méritent absolument d'avoir à leur tête, contre vents et marées, des archontes du Devoir, habités par le souci de transmettre le meilleur d'eux-mêmes aux générations futures...
Franklin Nyamsi
Agrégé de philosophie, Paris, France
[1] Lire aussi http://bayiri.com/politique/partis-politiques/grande-lecon-de-serenite-democratique-burkinabe-un-18-janvier-2014-bien-ordinaire.html