Pourqoui Poutine n'a-t-il plus peur de l'Ouest ?

| 14.03.2014
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Pourqoui Poutine n'a-t-il plus peur de l'Ouest ?
© DR / Autre Presse
Pourqoui Poutine n'a-t-il plus peur de l'Ouest ?
Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle. Il a récement accordé un entretien au site atlantico.fr, entretien dont nous publions ici un extrait.

Atlantico : En envoyant l'armée russe en Ukraine, Poutine n'a pas hésité à mettre en danger les relations internationales qui le lient à l'Occident. Comment expliquer cette décision unilatérale ? Poutine n'a-t-il plus peur de l'Ouest ?

Alexandre Melnik : Poutine n'a pas peur de l'Occident, car son logiciel mental, qui date de la guerre froide, est exclusivement formaté en termes de rapports de force. Aujourd'hui, il pense que la force est du côté de son pays, dont la croissance économique est dopée par les exportations de gaz et de pétrole, alors que les principales composantes du monde occidental sont en proie à une profonde crise : les Etats-Unis sont ruinés par leurs coûteuses aventures en Afghanistan et en Irak, et d'une façon plus générale, ils"pivotent" de l'Atlantique au Pacifique, et l'Union européenne, à bout de souffle, est incapable de générer son "hard power".

Dans ce contexte, n'ayant aucune limite extérieure (et aussi – sans aucune opposition à l'intérieur de son pays), il se croit tout permis, en s'autorisant les actions unilatérales qu'il échafaude méthodiquement, quasiment en solitaire, selon un mode de pensée et des schémas géopolitiques des années 1970-début 80. Car son horloge mentale s'est arrêtée à cette période de sa formation d'un agent du KGB, qui percevait le monde à travers la confrontation Est – Ouest, dont la quintessence se résumait au choc frontal entre l'URSS et les Etats-Unis.

En quoi le pouvoir de Vladimir Poutine se renforce à mesure que l'influence des Etats-Unis s'affaiblit ?

Malgré le changement de monde que vit actuellement l'Humanité, dans son indissociable ensemble, les Etats-Unis restent, dans l'imaginaire de Poutine, un point de fixation psychologique, le véritable antre de l'ennemi héréditaire. La racine du mal. C'est pourquoi, dans la continuité logique de cette vision atavique du monde du XXIe siècle, sur lequel il extrapole les critères d'une époque révolue, Poutine considère les relations entre la Russie et les Etats-Unis comme un jeu à somme nulle ("zero sum game"), sur le modèle "gagnant – perdant", où la victoire de l'un ne saurait être obtenue qu'au prix de la défaite de l'autre. Il constate, à juste titre d'ailleurs, que les Etats-Unis, sous la direction de Barack Obama, opèrent un reflux tous azimuts sur l'arène internationale, sous le prétexte de leur nouvelle doctrine : "leadership from behind".

Aux yeux de Poutine, cette innovation géopolitique n'est qu'un pitoyable simulacre destiné à masquer la vacuité conceptuelle de Washington, et surtout – le manque de leviers réels dont disposent aujourd'hui les Américains pour peser sur la marche du monde, qui devient de plus en plus multipolaire et polycentrique. Se mesurant toujours aux Américains, et seulement aux Américains, dans son imaginaire "mano à mano"avec eux, Poutine n'hésite pas à exploiter ce qu'il considère comme la faiblesse de son adversaire, comme un boxeur sur le ring, et s'engouffre dans la brèche, pour pousser ses pions sur l'échiquier géopolitique, dès que la moindre occasion se présente – en Syrie, en Egypte, en Iran et , en ce moment-là, en Ukraine.

La Russie s'installe en Europe depuis des années. Les élites russes achètent des appartements luxueux dans la capitale londonienne et sur la côte d'azur, envoient leurs enfants à l'école en Suisse, placent leur argent en Autriche et dans des paradis fiscaux britanniques. La relation qui lie la Russie à l'Ouest est-elle devenue essentiellement pécuniaire ? Qui est aujourd'hui le plus dépendant de l'autre ?

La Russie de Poutine, toujours focalisée, du point de vue géopolitique, sur les Etats-Unis, et depuis peu, sur la Chine, a, fondamentalement, tendance à voir l'Europe comme une entité transnationale fragile, tiraillée par ses dissensions internes, et sans grand impact sur les vrais enjeux globaux. Pour la majorité des think tanks proches du Kremlin, l'UE est un "ovni de la globalisation", en voie de disparition, un peu comme l'ex-URSS. Dans ce contexte, les oligarques et une partie des classes moyennes russes, qui se sont renforcées, ces dernières années, grâce à leur pouvoir d'achat en constante augmentation, considèrent l'Europe plutôt comme un lieu de villégiature et d'éducation pour leurs enfants, une réminiscence d'un certain art de vivre à l'ancienne, et non, comme un acteur géostratégique global, à la taille de leur pays.

Pourtant, il est évident, à mon avis, que la Russie commet là-dessus une nouvelle erreur d'orientation, en sous-estimant le potentiel de l'importance de l'Europe dans le monde global du XXIe siècle ou, de toute façon, tous les acteurs du changement sont interdépendants, où tout est lié, et le malheur des uns ne fera jamais le bonheur des autres, car l'ensemble de la population de notre planète est désormais rythmé par une inévitable communauté de destins.

L'argument de supériorité morale de l'Occident tient-il encore ? Les Occidentaux sont-ils encore crédibles dans ce registre ?

Non, on ne peut pas parler de la « supériorité morale de l'Occident » dans un pays, dominé par un président tout-puissant et omniprésent qui est persuadé que son pays est le seul capable (peut-être, accessoirement, avec la Chine) d'offrir, actuellement, une vision sans complexe et à très long terme, y compris dans le domaine des valeurs morales, alors que l'Occident peine, dans son esprit, à dessiner un horizon au-delà des prochaines échéances électorales qui se télescopent et brouillent sa stratégie.

Le monde actuel, vu par la Russie officielle, s'articule, en synthèse, autour de cinq points clés.

1) Confronté au spectre de son déclin, l'Occident tente d'imposer à l'ensemble de la population de la planète "un nouvel ordre mondial" qui malgré ses apparences de libéralisme globalisé ressemblerait plutôt à une dictature anonyme.

2) Ce nouveau "projet civilisationnel" de l'Occident fait table rase du christianisme comme système de valeurs, en bouleversant les notions du bien et du mal de la condition humaine.

3) La mise en place du "nouvel ordre mondial" signifie le démontage définitif des États-nations et la disparition de la souveraineté territoriale, dans une architecture géostratégique en devenir, sous la botte d'un gouvernement mondial.

4) La famille – telle qu'elle a été façonnée par des siècles précédents ("la cellule fondamentale de l'Humanité", selon Karl Marx) – sera bientôt amenée à disparaître en Occident, et les termes même "père", "mère", "homme", "femme" seront interdits par la loi. La preuve, si l'on en croit les prophètes de Moscou, est que la plupart des pays de l'Union européenne pratiquent déjà des "techniques juridiques visant à priver les parents biologiques de leurs enfants", à ériger en vertu morale les mariages de même sexe et à encourager d'autres "perversions sexuelles".

5) Le "nouvel ordre mondial" prévoit l'apparition d'un nouvel individu, enfanté par les technologies numériques et les réseaux sociaux, qui le manipuleront et surveilleront en permanence, en le privant de tout raisonnement autonome, comme si c'était un malade sous l'effet des psychotropes.

Face à cette "thérapie géopolitique", véhiculée par l'Occident crépusculaire, la Russie de Poutine, selon les préconisations de ses têtes pensantes, doit apporter une "alternative globale et offensive" pour tout simplement "sauver l'Humanité".

Autrement dit, la Russie doit prendre le relais d'un Occident consumériste, individualiste, dépravé, vautré dans les vices, dévoré par une crise économique sans précédent. Et cela, conformément à son concept messianique de la "Troisième Rome", à savoir – la profonde conviction russe de détenir l'authenticité de la foi chrétienne et le leadership moral de la civilisation humaine, après la disparition de la Rome antique et la mise à sac de Constantinople. Pour la première fois, ce postulat est apparu au XVIe siècle, sous le tsar Ivan IV, pour transcender toute l'histoire de ce pays (notamment sous la forme d'une "âme russe", impénétrable à la raison) et offrir, enfin, à la Russie de Poutine sa principale grille de lecture du monde, en ce début de nouveau millénaire.

Dans ce contexte général aux allures qui peuvent paraître surréalistes, les paroles occidentales et particulièrement européennes sur les valeurs initiales de l'Occident (liberté, dignité, justice, etc.) ne sont absolument pas crédibles dans la Russie d'aujourd'hui, corsetée et inhibée par le régime Poutine, qui a réussi à profondément polluer les esprits de la majorité des Russes.

Propos recueillis par Marianne Murat

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