Christian Zongo (C.Z.) : Pouvez-vous nous dresser une biographie expresse de votre personne ?
Jacques Prosper Bazié (JPB) : Je suis né en 1955 à Ouagadougou, à la Maison du peuple, c'est là que se trouvait la maternité. J'ai commencé l'école primaire à Bindé, très loin de la famille; j'en ai été éprouvé. J'ai été au lycée Bambata pour mon cursus secondaire. Après le Bac ce fut l'Université de Ouagadougou, en filière lettres, puis Besançon pour la Maîtrise. Revenu à Paris, j'ai intégré le Celsa, une école de journalisme. J'ai été également à la Sorbone où j'ai présenté un DEA en lettres sur Nazi Boni et puis, j'ai fini avec le Doctorat 3e cycle à Bordeaux avec le Pr André Jean Tudesque.
Revenu au pays, j'ai travaillé dans les médias. J'ai d'abord été à la radio au Journal parlé, puis au service production, ensuite, je suis arrivé à Sidwaya.
Au professionnel également, je suis passé par le département de la Culture où j'ai dirigé la Semaine nationale ; j'ai été directeur général de la recherche, directeur général de l'Institut des peuples noirs (IPN), secrétaire général du ministère. J'ai été conseiller culturel à l'ambassade du Canada. Actuellement, j'officie comme conseiller technique au Ministère de la culture parmi bien d'autres personnes.
C.Z. : Vous avez donc passé votre tendre enfance à Bindé ; loin de vos parents, quels étaient les rêves du petit Prosper ?
J.P.B. : Il faut le dire, je ne voyais que du feu à Bindé ; moi je ne pensais qu'à aller retrouver ma famille. J'étais avec mon oncle maternel qui malheureusement, allait devenir un fou et c'est par cette mauvaise occasion que je suis revenu à Ouagadougou, avant la classe de CM2. Donc, de rêve, je ne voyais que rouge comme je l'ai dit tantôt. Et puis, vous le savez, à l'école primaire, l'enfant ne pense qu'à jouer, il n'a pas d'obligation de résultat pour lui-même. C'est surtout au secondaire que j'ai fait la rencontre de plusieurs écoles. Il y a d'abord l'école de la vie, des camarades pleins de vie. Là, j'ai découvert des gens qui venaient du village. En cela, je pense que quelqu'un comme Mélégué Traoré (ndlr : actuellement député CDP) nous a durablement marqués à travers le scoutisme où il nous a ramenés à une certaine proportion de la vie qui importe ; et sur le plan du travail, il nous a aussi marqué. Parlant d'ambition, je vous assure que moi je ne me voyais pas journaliste. Je me voyais un peu comme un travailleur de la poste ou bien quelqu'un qui allait enseigner. C'est bien plus tard que j'ai été amené à apprécier le travail de journaliste en cela que c'est du travail qui vous ouvrait sur le monde.
C.Z. : Peut-on savoir quand vous est venu ce déclic pour la littérature ?
J.P.B. : Là au moins, il faut rendre justice à l'école primaire. J'avais à l'école primaire un instituteur qu'on appelait monsieur Christophe. Franchement, il m'a fait aimer les textes et la substance qu'on en tirait. Chaque fois que nous étudions un texte, il y a tout ce qui est du ressort de la grammaire, du vocabulaire et puis, quelque chose à apprendre. Finalement, j'ai découvert que les textes étaient une vie. Que ce soit les textes à lire ou ceux à analyser, que ne trouvait-on pas dans les textes ? Il m'arrivait même d'apprendre par cœur des textes, en dehors même des exigences scolaires. Par exemple, Lorsque l'enfant paraît de Victor Hugo m'a durablement marqué :
« Seigneur ! Préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants ! »
Ou quand on vous faisait réciter « Après la bataille » du même Victor Hugo :
« Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit. »
Tout cela m'a fait aimer la littérature. Et je me suis mis à la tâche pour faire les meilleures rédactions. C'était pour moi le début de la maîtrise de la narration. Le maître appréciait et m'y encourageait. Et je me suis piqué de faire des petits poèmes que je gardais sur moi.
Au secondaire, ça été le même élan. J'ai été beaucoup encouragé par des professeurs. Je vais citer monsieur Nebié et monsieur Edouard Ouédraogo de L'Observateur paalga. Ceux-ci m'ont vraiment soutenu. Et je dois le souligner, il y a ces petites occasions qui vous font avancer dans vos certitudes... En 3e, j'avais 16 ans, on a fait un concours de français dans toutes les classes de 3e du Burkina et je suis sorti premier du lot. Ce classement m'a valu un séjour dans l'Hexagone. Cela m'a encouragé.
C.Z. : Homme de culture très fécond, eu égard à votre riche bibliographie ; d'où vous vient l'inspiration ? Qui est votre muse ?
J.P.B. : La littérature, c'est d'abord la vie, les questionnements, les souffrances, les espérances comblées ou trahies... C'est la vie de tous les jours, c'est ce en quoi on croyait et qui vous présente un autre visage. Pour moi, la littérature est une grande compagne et elle vous permet une grande introspection. Je pense que cela aide à faire le monde.
Pour résumer, le social, l'expérience personnelle, les projets, la foi qu'on y a mis, tout cela est aspect de la littérature. Dans les détails, il n'est qu'à se référer sur mes ouvrages produits ; on pourrait y déceler ici ou là, des thèmes forts sur lesquels je m'exprime.
C.Z. : Parlez-nous de votre premier ouvrage publié.
J.P.B. : La dérive des bozos !!! (Rire) le titre est menteur ! D'ailleurs, tout écrivain est un menteur. Tout écrivain peut dire à travers ses productions, voilà le menteur, voilà le mensonge. Le titre est menteur parce que de Bozo, il n'en est point. En vérité, c'est un écran pour masquer la tragédie d'une famille.
Pour la trame de l'histoire, il faut savoir que j'aimais beaucoup le village et j'y allais quand j'étais plus jeune pour les vacances. Quand on ne m'y amenait pas, moi-même je prenais la route. Et pendant trois mois, je voyais tout se faire et j'avais vu une forme de vie communautaire qui existait. Franchement, je dois vous dire que j'ai vu des gens porter des feuilles. C'était l'une des dernières images d'une autre Afrique. Je me rappelle, au début quand on faisait la sensibilisation sur les possibilités aratoires comme la charrue, il y avait une charrue dans notre cour qui trainait dans un coin de la maison. Le soir, quand les jeunes gens revenaient des champs, après les grands « sosose » (ndlr : travaux champêtres mobilisateurs), il y avait du tam-tam, des flûtes, des vieux qui félicitaient les jeunes qui avaient aidé à terminer le champ. Donc, on n'avait même pas besoin de ces outils en tant que tels, puisque la société était organisée pour la production et c'était à tour de rôle dans les familles. Et puis, les temps ont passé, les acteurs de cette époque se sont éteints peu à peu et lorsque je repartais au village, je voyais un autre visage de mon village. Un visage vieilli avec des cases vieillottes ; une autre vie était en train de prendre forme, et d'autres valeurs, d'autres centres d'intérêt, une ouverture sur le monde, une accélération de l'immigration et un appauvrissement des capacités de déploiement des familles. Voilà autant de choses qui m'ont inspiré à écrire « La dérive des bozos », avec des dérives d'objectifs, mais c'est juste pour relater l'histoire d'une société, d'une famille en mutation.
C.Z. : Vous avez cela de spécifique que vous utilisez fréquemment des emprunts des langues locales. Comment vous l'expliquez-vous ?
J.P.B. : C'est un besoin, il me semble. Il faut varier le lexique ; parce que nous-mêmes, nous sommes d'une communauté pluraliste au carrefour de langues. Je ne crois pas en une Francophonie monocorde, mais en une Francophonie multiforme. Au Burkina Faso, nous avons environ une soixantaine de langues. Je n'ai pas la prétention de les parler toutes, mais j'en parle au moins trois.
L'Africain c'est d'abord un homme riche de différence et cela se répercute sur le langage. Je n'ai pas peur de le faire, on peut croire que c'est pour faire des barrières ou de la mystification, il n'en est rien. Et les barrières sont faites pour être vaincues. Je crois également que, le faisant, c'est un reflet de mes communautés. On ne peut pas être d'une communauté pluraliste et faire autre chose que du pluralisme dans tout ce qu'on entreprend, y compris la littérature.
C.Z. : Quel est votre avis sur la littérature au Burkina Faso, ses préoccupations ou sujets traités, ses forces et ses faiblesses ?
J.P.B : Quand on se réfère à l'histoire, on peut affirmer que les premières préoccupations des productions de l'esprit dans notre pays étaient d'abord, ethnologiques. Dimdolobsom, lorsqu'il prenait la plume, c'était pour témoigner de l'empire du Mogho Naaba, c'était pour témoigner des secrets des sorciers noirs. Même si ce n'est pas considéré en tant que tel comme de la littérature. C'est à partir de Nazi Boni dans les années 60, que nous assistons véritablement à la naissance de la littérature au Burkina. Là encore, ce n'est rien d'autre que de la chronique de près de trois siècles d'histoire du Bwamu ; une préoccupation encore ethnologique qui finit avec l'arrivée des premiers conquérants blancs. Au passage, il faut signaler les épigones, comme Sondé, Lati Traoré... qui ont rechanté les traditions. Et par la suite, il y a une autre ère où le social était dominant. C'est la période des écrivains comme Patrick Ilboudo, Norbert Zongo, Jacques Guégané et j'en oublie. Voilà un peu la tendance de la littérature burkinabè. La nouvelle école qui s'annonce s'intéresse beaucoup à la dynamique urbaine. Me concernant, aujourd'hui, il faut camper mes thèmes dans ce contexte de monde en pleine décomposition et recomposition.
C.Z. : Vous maniez tant le roman, la nouvelle que le récit ou le poème. Comment vous définissez-vous ?
J.P.B. : J'ai commencé par la poésie avec Orphelin des collines ancestrales. Un jour en blaguant, Mélégué Traoré, à qui je remettais mes écrits pour lecture, m'a dit : «écoute, tu ferais mieux de t'intéresser au roman, c'est un genre majeur ». J'ai écrit La mort du Timboani, une petite nouvelle ; après j'ai pris goût à l'écriture de la prose. Par la suite, j'ai découvert que cet univers m'offrait beaucoup de choses à découvrir.
C'est vrai, je manie plusieurs genres, mais c'est le sujet qui impose le genre à utiliser. Cela dit, quel que soit le genre avec lequel on évolue, il y a un travail de fond à faire, c'est le travail de la langue, le travail d'introspection. Et d'ailleurs, je peux vous dire que jouant avec la littérature, la littérature a fini par se jouer de moi. Il y a de la création dans la littérature. Parce qu'à force d'écrire, c'est comme si vous vivez avec des gens que vous créez, qui deviennent vos amis ou vos adversaires, qui évoluent dans la dynamique des hommes et finalement, un jour, il vous faut vous en séparer. Puisque quand vous éditez un ouvrage, c'est une mise à mort de vos personnages. On peut en souffrir. Ce que je veux ajouter c'est qu'importe la multiplicité des genres que nous maîtrisons, c'est la génération qui viendra après nous qui verra si nous avons fait le travail, dans l'optique qu'on a souhaité et c'est ce qui vous vaudra d'être retenu comme quelqu'un qui appartient à la postérité, en tant qu'écrivain.
C.Z. : Vous êtes déjà dans la postérité, en ce sens que lors du cinquantenaire, vous avez été distingué comme écrivain du siècle.
J.P.B : Je souris ! Merci pour ceux qui ont songé à moi. Mais je pense que les préoccupations de l'homme de lettres devraient aller au-delà des consécrations. Il n'y a de louange, de sublimation qu'à Dieu. Nous faisons modestement notre travail et la seule conscience de savoir qu'on le fait sérieusement, devrait nous suffire.
C.Z. : Un autre écrivain, Jean Hubert Bazié, est votre grand frère; peut-on dire que la famille Bazié est prédisposée à la littérature ?
J.P.B : C'est un constat ! Je me réjouis de cela, je dois avouer qu'il a été pour moi un exemple dans les premiers moments de mon attachement à la littérature, puisque dans les années 64-65, notre aîné a reçu le prix du CALAHV dans le domaine de la poésie et il faisait paraître énormément de poèmes dans Carrefour Africain. C'était des textes qui avaient retenu l'attention et qui m'ont encouragé à faire comme lui.
C.Z. : Quels sont vos projets dans l'immédiat ?
J.P.B : J'ai un ouvrage critique sur Nazi Boni que je suis en train de retravailler. Il présente le personnage sous l'angle de l'expérience de la vie, sous l'angle du romancier et sous l'angle de l'historien. C'est un sujet assez sensible, parce que nous travaillons sur une vie, quelqu'un qui n'est plus, qui a laissé des traces et qu'il nous faut rassembler. Jusqu'à présent, il n'y a que des recherches éparses sur l'homme. J'essaie d'apporter quelque chose par rapport à l'existant.
J'ai également un roman en préparation, intitulé L'amer chemin des forges. Pour l'histoire, depuis un certain temps, je suis très constant dans mon quartier d'origine, Koulouba (ndlr : Ouagadougou), pour ceux qui connaissent ; je suis attentif à la dynamique sociale qui s'y passe et je vois des choses nouvelles, extraordinaires. Nous sommes au centre des transformations sociétales. Transformation physique avec ces nouveaux immeubles qui se bâtissent et transformations sociales également, du fait des tractations qui se mènent pour que ce quartier se modernise ainsi. Les Canadiens appellent cela la gentrification : les riches qui viennent chasser les pauvres de leur quartier ; ce qui amène le drame, etc.
Le drame, ce n'est pas le riche qui l'amène ; lui, il vient acheter le terrain du pauvre et le problème, c'est ce qui se passe avec l'argent dans les familles vendeuses de terres. Et puis vous y avez des habitudes nouvelles ! En pleine ville, des gens qui ne peuvent plus préparer au bois. Nous sommes au stade du charbon ou du gaz. Les familles qui se disloquent, des écoles qui n'ont plus d'élèves, car il n'y a plus d'habitants dans le quartier. Les petites unités de commerce modernes, kiosques et boutiques. C'est tout un autre univers que nous n'avons pas vécu, bien que citadin, mais qui est en train de prendre le pas. C'est un peu le contenu de cet ouvrage en projet.
Entretien réalisé par Christian ZONGO, Assistant de Jacques Prosper Bazié, de 2008 à 2010 au cabinet du ministre de la Culture et du Tourisme