Dans les villas cossues de Béguédo, commune rurale située à 145 Km de Tenkodogo, chef-lieu de la région du Centre-Est, le sort de nombreuses femmes est triste. Epouses d’émigrés, elles sont partagées entre la solitude et l’amertume, du fait de l’absence de leurs époux. Nématou Bancé est de celles-là. Tous les matins, elle s’installe au bord de la grande voie qui passe devant sa cour pour vendre des gâteaux. Agée de 22 ans, mariée et mère de deux enfants, Nématou est une femme élancée au visage émacié et illuminé en permanence par un sourire. Derrière cette apparence joviale se cache un chagrin. A l’instar d’autres femmes de cette localité, son époux est parti depuis des lustres en Italie, à la recherche de meilleures conditions de vie. Contre mauvaise fortune bon cœur, cette « Pénélope » meuble son quotidien entre les tâches ménagères et les petites activités génératrices de revenus, en attendant le retour de son prince charmant. L’époux de Nématou est allé en Italie depuis 2005. Il est manœuvre dans l’industrie métallurgique. Nématou était élève en classe de 4e à Béguédo, quand elle l’a rencontré en 2010, au cours d’un de ses brefs séjours au pays. Quelque temps après, ils convolent en justes noces et son mari regagne l’Italie, la laissant seule. Après le mariage, Nématou n’a plus eu la possibilité de poursuivre ses études. La belle-famille ne l’y a pas encouragée. «Et pourtant, ce n’était pas ce qui était convenu avec mon époux. Mais lorsqu’il est reparti, je ne suis plus allée à l’école», confie-t-elle l’air nostalgique. En dépit du contact resté maintenu entre eux (trois appels par mois), la jeune dame n’a jamais souhaité cette absence prolongée. « C’est un calvaire que de devoir vivre loin de son époux. Une absence, même de trois mois, est pénible à supporter. Deux ou trois ans, c’est encore plus lancinant », lâche-t-elle la gorge nouée de tristesse, tout en s’occupant de ses gâteaux au feu.
Le fardeau de la solitude
Mariétou Bara, 27 ans, a aussi son époux au Gabon, depuis 2012. Avec ses deux filles de sept et trois ans, elle vit difficilement cette « séparation ». « Vivre dans la solitude est éprouvant. Se retrouver chaque soir seule, dans une chambre qu’on partageait jadis avec quelqu’un est insupportable. Il m’arrive fréquemment de verser des larmes, rien qu’à penser à l’absence de mon homme», confesse Mariétou, les yeux embués de larmes. Djamilatou Bara, 19 ans et mère de jumeaux âgés de deux ans, dont l’époux est également au Gabon, n’a qu’une prière : « J’ai hâte de le rejoindre. J’ai peur qu’il ne prenne une seconde épouse. Quand on se marie, c’est pour vivre et s’épanouir ensemble», argue-t-elle dans un sourire qui dissimule à peine sa détresse. « Notre situation d’épouses d’émigrés n’est pas enviable à tout point de vue. Nous sommes obligées de nous retrouver sous ce hangar pour alléger le poids de la solitude en narrant des histoires drôles. C’est notre palliatif contre l’absence de nos conjoints », poursuit Djamilatou qui a écourté ses études en 5e pour se marier. Si pour les jeunes épouses, l’absence des époux est mal vécue, celles âgées acceptent la situation. Tel est le cas des coépouses Assamatou et Mominata Bara, des quinquagénaires, dont le mari est installé en Italie depuis plus de 22 ans. Pour Assamatou, vendeuse de condiments, leur homme a fait un bon choix en allant à l’aventure. «Pour avoir choisi de partir, il a pu nous mettre à l’abri du besoin et investir au village et à Ouagadougou », explique-t-elle en conditionnant de la pâte d’arachide dans des sachets. Confortablement installées dans leurs villas luxueuses, les deux coépouses partagent leurs expériences de la solitude avec leurs brues, Fanta et Rokia, dont les époux ont rejoint le père en Italie.
Une intimité en berne
Tout en insistant sur le poids de l’absence, certaines épouses d’émigrés confessent, avec beaucoup de pudeur, les difficultés inhérentes à leur intimité. « On vit avec un homme pour assouvir également un besoin physiologique. Quand vous en êtes privées pendant deux ou trois ans, cela devient un calvaire. Mais les liens du mariage nous obligent à rester dignes », avoue une jeune dame qui n’a pas revu son homme depuis plus de trois ans. De son côté, Djamilatou évoque la même difficulté et les tentations auxquelles elles sont exposées. « Il y a des gens de mauvaises intentions qui veulent profiter de notre situation pour nous faire des avances. C’est pénible de vivre dans une telle situation où l’on est partagé entre succomber au plaisir et résister à tout prix », lâche-t-elle un brin confuse. Mariam Zèba, gérante de boutique et vendeuse de jus, qui n’a eu qu’une fille de 19 ans, alors qu’elle souhaiterait avoir d’autres enfants, lie sa situation à l’éloignement de son époux. Le fait de n’avoir pas une vie intime suivie a eu un impact négatif sur sa maternité. Si certaines femmes prennent Pénélope pour modèle, d’autres, par contre, n’attendent pas Ulysse. « Il y a deux mois de cela, la femme d’un émigré est tombée enceinte. Son époux est rentré au pays et l’a répudiée. Des cas similaires d’adultère sont légion, mais ils sont gérés dans l’intimité des familles », avoue un habitant de la localité qui a requis l’anonymat. Le même confident ajoute que certaines femmes, lasses d’attendre leurs époux, se remarient. « Je connais un homme qui est allé aux Etats-Unis depuis une vingtaine d’années et n’a plus donné signe de vie. Ce dernier avait deux épouses, la première attend toujours. Mais la seconde s’est remariée», précise-t-il. Le sort de Awa Bara est des plus consternants. Agée d’environ 40 ans et mère de deux enfants de 23 et 21 ans, son époux qui vit en Italie depuis plus deux décennies l’a répudiée après avoir convolé en secondes noces avec une autre femme. Depuis lors, elle vit chez ses parents en exerçant un petit commerce. Encore bouleversée et résignée, elle a décidé de ne plus se remarier. « C’est une situation qui m’a beaucoup éprouvée. Mes beaux-parents se sont opposés à la décision de mon mari. Mais, il est resté sourd à leur désapprobation. Je vis marquée du sceau de cette répudiation», raconte Awa, perdue dans ses souvenirs. Sa fille qui vit au Gabon est en train de lui construire une maison.
Des rêves brisés
Bon nombre de femmes d’émigrés ont nourri le désir ardent de rejoindre leurs époux en Italie. Mais au regard des difficultés que rencontrent leurs hommes en terre d’accueil, elles y ont renoncé. « Ce sera difficile pour moi de rejoindre mon mari en Italie. Il m’a confié que la situation économique du pays s’est dégradée ces dernières années. L’argent qu’il m’envoie est dérisoire. J’ai abandonné le rêve d’aller en Italie », souligne Nématou. Alimata Bara est du même avis que sa voisine Nématou. Mère de deux enfants, elle vend du charbon devant sa cour, en espérant que son époux fasse fortune et revienne s’installer à Béguédo. Philosophe, elle raconte qu’il n’a pas encore investi grand-chose depuis une dizaine d’années qu’il est à l’étranger. Au cours de son séjour en mars, il lui a fait comprendre la difficulté de l’y amener. Aïcha Bancé, 17 ans, mariée depuis plus d’une année, quant à elle, n’ira pas en Italie pour une toute autre raison. Son mari y est déjà avec sa première épouse, il y a environ 20 ans. Une situation qui ne la gêne pas d’autant plus qu’il rentre régulièrement au pays, car il fait de l’import-export entre le Togo et l’Italie. Enceinte de plusieurs mois, elle ajoute qu’elle entretient de bonnes relations avec sa coépouse. De son côté, Mariam Zèba dit avoir abandonné le projet de rejoindre son mari depuis longtemps. Son souhait est qu’il revienne passer ses vieux jours à ses côtés.
L’éducation des enfants, un casse-tête
L’autre souci des femmes d’émigrés est l’éducation des enfants en l’absence de leurs pères. «C’est une grande responsabilité que de devoir éduquer un enfant en l’absence de son père. Ma fille de quatre ans m’obéit difficilement. Elle est très capricieuse. Si mon époux était là, il serait plus rigoureux envers elle», déplore Nématou tout en découpant de la pâte de blé. Le rêve de Mariam Zèba était que son unique fille Assétou fasse de longues études. Mais elle affirme avoir eu toutes les peines à lui faire comprendre l’importance de l’école. « Ce qui me fait mal, c’est le fait qu’elle a écourté son cursus scolaire en classe de 4e pour se marier. Pour moi, l’école était le chemin de la réussite pour elle », allègue-t-elle. Zénabou Bara, une trentenaire, mariée et mère de trois garçons, partage le même chagrin, depuis que son époux est allé à l’aventure en 2009 en Grèce. Son fils aîné a repris la classe de 6e parce qu’il n’en fait qu’à sa tête. «L’éducation d’un enfant doit être l’apanage des deux parents. La présence de leur père l’aurait dissuadé des caprices », avance avec regret Zénabou qui fait du jardinage pour subvenir aux besoins de la maisonnée. Un ressortissant de Béguédo reconnaît aussi de son côté les difficultés qu’éprouvent les femmes d’émigrés pour éduquer leurs enfants. « Il y a des enfants qui exigent une certaine somme d’argent à leurs mères avant d’aller à l’école. Tant que cette requête n’est pas satisfaite, c’est peine perdue. Comme ils savent que leurs pères envoient de l’argent à leurs mères, ils sont intraitables, quand ils en réclament», précise notre confident. Il ajoute que cette impuissance des mères face aux caprices des enfants a un effet néfaste sur leurs études, surtout chez les filles. « Beaucoup de filles n’écoutent plus leurs mères. Elles choisissent délibérément d’abandonner l’école pour épouser un émigré de passage au pays. C’est un fléau qui a pris une ampleur inquiétante à Béguédo», affirme-t-il, visiblement déçu.
Relations mi-figue, mi-raisin...
Les rapports avec les beaux-parents sont un souci majeur pour les femmes d’émigrés. Elles connaissent des fortunes diverses dans les relations avec leurs belles-familles. Nématou et Alima disent avoir beaucoup d’égards à l’endroit de leur belle-mère. A son tour, elle les chérit. « Je n’ai rien à reprocher à mes brus. Ce sont de braves dames qui se comportent bien avec moi. Elles me soutiennent au quotidien dans mes petites tâches.», confirme leur belle-mère, Fati Bara. Mariam Zèba explique que ses relations avec sa belle-mère ne souffrent d’aucun malentendu. « Cela fait plus de 20 ans, que mon époux est en Italie et il n’y a pas encore eu de problème majeur entre mes beaux-frères et moi. J’ai même fait venir une de mes nièces qui est devenue l’épouse du petit frère de mon mari », relate-t-elle, l’air comblée. Si le ciel des relations avec les belles-familles est dégagé chez Nématou, Alima et Mariam, il est plutôt sombre chez Mariétou Bara dont l’époux vit au Gabon. « Mes beaux-parents pensent que mon homme m’envoie beaucoup d’argent à leurs dépens. Et pourtant, sa situation n’est pas encore reluisante au Gabon. Cela me chagrine énormément », témoigne Mariétou, avec un trémolo dans la voix. Elle précise que cette situation la met dans l’embarras avec sa propre famille. « De leur côté, mes parents croient que mon mari m’envoie suffisamment d’argent. Pour eux, c’est moi qui ne sais pas économiser », conclut- elle, l’âme en peine.
Karim BADOLO
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Le syndrome d’Amsterdam, le mal des régions de fortes migrations
De l’avis du Pr Moussa Willy Bantenga, un mal appelé le syndrome d’Amsterdam guette les zones de grandes migrations. « Le syndrome d’Amsterdam, c’est le fait que l’argent qui est transféré massivement dans les régions des migrants pousse les gens à l’oisiveté. Ils ne veulent plus travailler. Ce phénomène se fait sentir en pays bissa. Les parents envoient l’argent tous les mois et lorsque les enfants voient cette manne, ils ne voient plus l’intérêt d’aller à l’école. Ils désertent les bancs et les mamans ont toutes les difficultés pour les éduquer. Les enfants deviennent très exigeants parce qu’ils savent que leurs pères sont en Italie. Le seul rêve qu’ils nourrissent est celui de s’y rendre un jour. En ne faisant rien, ils ont déjà de l’argent. Ils sont physiquement présents au Burkina Faso, mais ils ont l’esprit en Italie».
K. B.
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Pourquoi l’émigration masculine n’est-elle pas suivie de celle féminine?
Selon le Pr Moussa Willy Bantenga, enseignant- chercheur au département d’histoire et archéologie à l’Université de Ouagadougou, spécialiste des questions migratoires, plusieurs raisons justifient le choix des immigrés de laisser leurs épouses au pays. La première tient au fait que l’émigré ne veuille pas rompre le lien avec sa famille. « Faire partir madame, c’est en même temps se couper du village. Il préfère partir seul et envoyer de l’argent assez régulièrement pour les investissements dans les activités commerciales, l’immobilier et autres. La femme, en étant sur place, est à mesure de suivre plus ou moins, avec les frères ou les oncles, les investissements de son époux », explique le Pr Bantenga. La deuxième raison «invisible», selon lui, qui dissuade les immigrés d’amener leurs épouses, est la puissance des femmes en Europe. « Il y a une certaine crainte qu’une fois sur place, elles ne prennent une certaine émancipation et retirent des prérogatives à l’époux. Il y a des instances sociales dans les pays d’accueil qui leur donnent des conseils. Beaucoup d’émigrés ont vécu cette amère expérience en Italie», précise-t-il. Pour le spécialiste des migrations, l’autre obstacle est que la plupart des émigrés sont des polygames. Et la pratique est bannie dans les pays d’accueil. Par ailleurs, les conditions d’hébergement des émigrés à leur arrivée font qu’ils s’abstiennent d’amener leurs épouses. L’éloignement de l’Italie en est également une cause.
K. B.