Interview : Après l’interruption de sa conférence à Ouahigouya : «Face aux nervis, nous n’allons pas désarmer» (Luc Marius Ibriga)

| 26.05.2014
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Luc Marius Ibriga
© DR / Autre Presse
Luc Marius Ibriga
«Révision de l'article 37 par référendum : légalité ou hold up constitutionnel ?» C'est ce thème que le professeur Luc Marius Ibriga devait développer face à un public à la Maison des jeunes et de la culture de Ouahigouya. Malheureusement, en pleine communication, il a été interrompu, et empêché de poursuivre par des jeunes présents dans la salle. Qui étaient ces troubles-fêtes ? Des militants du CDP, puisque c'est en voulant parler de la démocratie, et de Blaise, qu'il a été pris à parti? Le constitutionnaliste n'est pas formel, mais a observé, que lorsqu'il quittait le lieu de la conférence pour rejoindre son hôtel, il a vu les mêmes à leur «grin», brandissant des pancartes à l'effigie du chef de l'Etat. De cet incident, du manque d'argument des pro-référendum, du terrorisme intellectuel et ce qui ressemble à des intimidations, du décès du juge du Conseil constitutionnel, Salifou Nébié, Luc Marius Ibriga en parle, sans frioriture, comme à son habitude.

AF : Alors que vous donniez à Ouahigouya une conférence sur la démocratie et l'alternance, il semble que des militants du CDP vous ont interrompu. Vrai ou faux ?

Luc Marius Ibriga (LMI) : Disons que je ne peux pas affirmer que ce sont des militants du CDP, surtout qu'ils ne se sont pas présentés comme tels. Mais ce sont des personnes qui n'entendent pas à ce que l'on parle du chef de l'Etat. C'est vrai ! Hier, nous avions une conférence à Ouahigouya sur le thème : «Révision de l'article 37 par référendum : légalité ou hold up constitutionnel ?» C'est pendant que nous introduisions la conférence par l'intermédiaire de Thomas Ouédraogo qui m'a présenté comme un démocrate, une personne s'est levée dans la salle pour dire : «Non ! Blaise Compaoré est le seul démocrate au Burkina Faso». Nous n'avons pas tenu compte de cette interruption et avons commencé la conférence. J'ai introduit tout en disant les exigences de la démocratie, en termes d'acceptation de la différence et en termes de contestation. C'est-à-dire que les gens devraient pouvoir exprimer leurs points de vue.

AF : Selon vous, qu'est-ce que vous avez bien pu dire lors de votre communication, pour provoquer une telle réaction ?

LMI : Disons que dès la présentation du conférencier, il y a eu cet incident. Quand j'ai commencé la conférence et j'étais sur le point de montrer les voies et moyens par lesquels ont peut réviser la constitution. J'ai présenté la procédure de révision et j'étais en train de donner les limites à la révision de la constitution. J'ai d'abord dit qu'elle a un caractère républicain comme ce que prévoit l'article 163 de la constitution. En donnant comme exemple : on ne peut pas, en révisant la constitution, transformer le Burkina Faso en monarchie. Deuxième exemple, le caractère multipartiste : on ne peut pas décréter en révisant la constitution qu'au Burkina Faso, il n'y aura qu'un seul parti politique. Quand je suis arrivé au troisième exemple, l'intégrité du territoire, c'est là où j'ai voulu donner un exemple en disant que le chef de l'État a épousé une Ivoirienne...Dès que j'ai dit le chef de l'État a épousé une Ivoirienne, le même monsieur s'est levé pour dire que non ! Je n'ai pas le droit de prononcer le nom de Blaise Compaoré. Et pourquoi je parle de la femme de Blaise Compaoré ? Et pourquoi je ne dis pas que Roch Marc Christian Kaboré a épousé une Togolaise ? Et il s'est avancé et a tapé du poing sur la table. L'assistance a dit de continuer la conférence. Au moment où j'ai voulu continuer, d'autres dans la salle se sont levés pour dire qu'il en n'était pas question et qu'on ne parlera pas de Blaise ici. Et qu'ici à Ouahigouya, on ne parlera pas de Blaise Compaoré. Ils sont montés tout à vrac pour nous invectiver. Je leur ai posé la question de savoir est-ce que le fait que j'ai dit que Blaise Compaoré a épousé une Ivoirienne, cela est vrai ou faux ? La salle a répondu de concert, que c'est vrai ! Cela a encore décuplé leur haine et ils se sont mis à vociférer et à dire que ça ne se fera pas ici.

AF : N'est-ce pas souvent au-delà de cette conférence, vos prises de position qui vous ont valu cette réaction ?

LMI : Oui ! Je pense que ce n'est pas anodin. Si ces gens sont venus à la conférence, c'est qu'ils avaient un dessein bien précis. Il nous est revenu qu'une réunion était tenue la veille, au conseil régional par rapport à l'obstruction et au boycott de cette conférence. De notre point de vue, nous pensons que nous avons, de par la constitution, le droit de parler et de donner nos positions partout au Burkina Faso. Cette conférence était l'occasion pour nos contradicteurs de venir nous dire quels sont les arguments qui fondent la légitimité d'un référendum au Burkina Faso. C'était un cadre qui était offert à tous, puisque à l'entrée, on n'a pas filtré les gens pour savoir qui est pour ou contre le référendum. Quand le monsieur s'est manifesté pour la première fois, à mon for intérieur, je me suis dit que la conférence sera intéressante, parce qu'on va avoir les différents points de vue. Peut-être ces gens m'ont pris comme quelqu'un qui est contre le président du Faso. Mais de ce point de vue, c'est plus le thème de la conférence que ma modeste personne qui était mis en cause.

AF : Comment le public venu vous écouter a-t-il réagi ?

LMI : Le public a réagi, en disant qu'il fallait qu'on continue la conférence et pourquoi nous avons arrêté ? A un certain moment, il a failli avoir une bagarre entre ces personnes qui étaient dix (10) environ et le reste du public. Il y a même eu des empoignades. Tout cela a fait que nous avons préféré arrêter la conférence, pour que cela ne se transforme pas en pugilat, d'autant plus qu'on nous a apporté l'information, au moment où nous attendions que ça se calme, qu'il y avait un autre groupe qui était dans une école à côté de la maison des jeunes et qui était prêt à intervenir, s'il y avait affrontement. Pendant qu'il y avait l'intrusion, nous nous sommes retiré et les organisateurs ont appelé la police. Nous sommes parti, avant que les forces de l'ordre ne viennent.

AF : Avec un tel comportement, n'est-ce pas une sorte de terrorisme intellectuel qui commence à prendre de la forme ?

De ce point de vue, il y a deux choses. Où les tenants du référendum n'ont pas d'arguments à nous opposer ou ce qu'ils veulent, c'est de nous opposer l'argument de la force, ou bien ce que nous disons est vrai et ils veulent nous empêcher et la plupart des Burkinabè d'entendre ce message. Nous disons que cela est intolérable et nous allons faire en sorte que la justice se saisisse de cette question et nous allons rééditer cette conférence à Ouahigouya. Nous n'allons pas désarmer ou baisser la culotte devant des nervis qui veulent mettre en cause le droit et la liberté d'expression au Burkina Faso. Nous ferons cette conférence.

AF: Qu'avez-vous l'intention de faire après cela ?

LMI : Nous allons utiliser par les voies de droit, les moyens pour faire savoir que la population de Ouahigouya a le droit d'entendre cette conférence. Les voies de droit sont que les organisateurs vont déposer une plainte, parce qu'ils avaient toutes les autorisations nécessaires. Ils vont déposer une plainte avec ces derniers qui sont connus, puisque la tête de pont de cette virée pour empêcher la tenue de la conférence est un certain Malick dit le Prince qui est reconnu pour son militantisme au CDP. Ce sont des gens qui sont connus à Ouahigouya et les organisateurs prendront les éléments nécessaires pour que notre droit à l'expression ne soit pas bafoué. En second lieu, nous allons préparer et rééditer cette conférence en prenant à témoin la presse nationale et internationale pour que Ouahigouya ne soit pas un lieu où l'exclusion et le terrorisme intellectuel vont régner. Partout au Burkina Faso, nous devons pouvoir parler. Et cela montre encore plus l'inutilité du référendum. Si pour une campagne référendaire, il ne faut pas prononcer le nom du chef de l'Etat, vous vous imaginez dans quelle situation nous nous trouvons. Si on ne peut même pas évoquer le statut matrimonial du chef de l'Etat, c'est grave en ce moment. Ça veut dire qu'on n'aura pas une campagne référendaire, mais une campagne dans la violence. Hier (ndlr : 24 mai 2014) ces gars étaient prêts à nous molester, parce qu'ils sont montés vers nous et ont tapé sur le table où nous sommes assis pour nous demander qui sommes-nous pour parler de Blaise Compaoré ? De ce point de vue, ces pratiques ne sont pas dignes d'un grand parti.

AF : Est-ce qu'ils ne sont pas soutenus par d'autres personnes ?

LMI : Non ! Nous n'avons pas de preuves. Nous ne pouvons pas accuser ainsi, mais nous disons que s'il est avéré qu'une réunion préparatoire a eu lieu la veille au conseil régional, il est avéré que ce sont des militants du CDP. Puisque après avoir empêché la conférence, ils fêtaient leur victoire avec les effigies du chef de l'État bien en vue. Nous disons à ceux pour qui ils travaillent, ceux qui les ont instrumentalisés, qu'ils ont intérêt à arrêter cela. Parce que cela les dessert plus que les sert parce que la peur a gagné l'autre camp. Quand on commence à utiliser la violence, c'est parce qu'on est à court d'arguments et qu'on veut intimider les uns et les autres.

AF : Ouvrons à présent une page noire, nous avons appris que le juge Nébié a été retrouvé mort. D'aucuns parlent d'un assassinat. Qu'en pensez-vous ?

LMI : Je viens également d'apprendre l'information. De ce point de vue, il faut d'abord nous incliner devant sa mémoire et souhaiter qu'il repose en paix. Si cela est un véritable assassinat, nous rentrons encore dans une page noire de l'intolérance dans notre pays. Parce que, quel que soit le motif pour lequel cela est fait, il est intolérable que l'on puisse ôter la vie de quelqu'un pour quelque motif que ce soit. Et cela nous disons que de par son statut, c'est encore plus grave parce que cela nous rappelle la situation qui s'était passée au Sénégal, lors d'une élection où le président de la Cour suprême a l'époque, à la tête de la chambre constitutionnelle, a été assassiné. (NDRL : il s'agit du juge Babacar Seye, vice-président du Conseil constitutionnel, assassiné le 15 mai 1993 à Dakar au lendemain de la proclamation des résultats des législatives.). Donc véritablement, il y a lieu de voir qu'aujourd'hui nous avons tous intérêt à ce que ce qui divise les Burkinabè et qui est ce fameux référendum soit mis de côté pour permettre un apaisement de la situation nationale. Parce que certains veulent défendre à tout prix leur «acquis» et ils sont prêts à tout pour cela. Nous disons donc que pour cela, il faut qu'on remette la balle à terre pour qu'on puisse véritablement éviter des situations aussi déplorables.

AF : Au cas où ça serait réellement un assassinat et vu son statut auprès du Conseil constitutionnel, cela peut-il être lié à la situation politique actuelle ?

LMI : Le climat actuel amène souvent à faire des plans sur la comète à vouloir relier cela à une de ses positions ou autre. Mais je sais que Nébié était quelqu'un de proche de l'ancien président de l'Assemblée nationale, Roch Marc Christian Kaboré et ça ne date pas de maintenant. Ça date de depuis le lycée. Je pense qu'il ne faut pas hâtivement chercher à tirer des conclusions. Il faut que l'enquête se passe et les éléments de l'enquête nous fourniront peut-être les mobiles du crime et les tenants et les aboutissants de cette affaire.

AF : Est-ce que vous pensez que la justice pourra avoir les mains libres pour mener cette enquête ?

LMI : Je suppose que la justice soit d'ailleurs plus encline à trouver la solution d'autant plus que c'est un juge constitutionnel qui est en cause. Je crois que ses collègues magistrats (il était magistrat de fonction, avant d'être juge constitutionnel), mettront un point d'honneur à éclaircir cette affaire pour redorer le blason de la justice.

Interview réalisée par

W. Emmanuel SAWADOGO et P. Asizi OUERMI

( Avec Aujourd8 au Faso )

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