Depuis le 30 octobre, le Burkina Faso est entré dans une nouvelle phase de son histoire avec la mise à sac du régime de Blaise Compaoré. Comment avez-vous vécu cette accélération des événements ?
Le 30 octobre était mon anniversaire. Et de ma vie, ça a été l'anniversaire le plus mouvementé ! Je ne l'ai pas fêté, et je ne fêterai plus en mémoire à nos martyrs tombés sur le champ d'honneur. Tous les 30 octobre, je m'associerai avec le peuple pour leur rendre hommage pour leur sacrifice. Je considère la chute de Blaise Compaoré comme le plus beau cadeau d'anniversaire de ma vie. J'étais sur le terrain avec les manifestants en tant que membre du Front de résistance citoyenne, une coalition d'organisations de la société civile. C'est donc en tant que manifestant que j'ai vécu ces évènements. Je dois avouer que comme beaucoup de citoyens, je ne m'attendais pas à une telle situation. J'étais convaincu que le vote n'allait pas avoir lieu le 30 octobre, mais c'est sur le terrain qu'on a compris qu'on pouvait obtenir la chute du régime. Le 28 octobre, je pense que le peuple a déjà donné la preuve de son engagement à faire échec au projet de révision constitutionnelle. Les 30 et 31 octobre, ce sont surtout les jeunes qui ont pris leur destin en main. C'est la preuve que quand le peuple est debout, il est capable de réaliser de grandes choses. Avec la démission de Blaise Compaoré, c'est un sentiment de fierté qui m'anime d'avoir participé et vécu cet évènement
historique, qui marquera à jamais l'histoire de l'Afrique. Nous avons assisté à une révolution sans force d'avant-garde. C'est important à souligner quand on veut utiliser le concept de révolution, car dans la théorie classique, la révolution se fait sur la base d'un programme conduit par un parti d'avant-garde. Or, ici nous avons eu affaire à une révolution sans direction unitaire, même si les acteurs étaient unis autour d'une revendication consistant à empêcher Blaise Compaoré de rester au pouvoir. Au-delà de cet aspect, les acteurs ne partagent pas la même idéologie sur l'avenir du Burkina. Ce qu'il faut souhaiter, c'est que les espoirs de la jeunesse ne soient pas déçus après la transition. Les attentes sont très fortes, et la capacité des partis à offrir des alternatives crédibles sont aujourd'hui faibles, il faut le reconnaitre. Sans compter aussi la forte dépendance du Burkina vis-à-vis des puissances extérieures. L'après Blaise ne signifie pas forcément une transformation des politiques publiques, un changement profond de la gouvernance. Cela, c'est une lutte à poursuivre. C'est là le grand défi après 2015, je crois, c'est-à-dire comment satisfaire les demandes des citoyens qui se sont battus pour l'alternance. Et pour cela, il faut travailler à renforcer la capacité programmatique des partis politiques.
Pensez-vous que cette insurrection populaire était prévisible avec l'entêtement de Blaise Compaoré à faire adopter son projet de révision constitutionnelle lui permettant de briguer d'autres mandats ?
Comme je le disais plus haut, certes, on savait que la révision constitutionnelle allait passer difficilement, car le peuple a déjà empêché la mise en place du sénat. Mais ce qui m'a surpris, c'est le fait que le mouvement ait conduit à la chute de Blaise Compaoré. Et même les dignitaires du régime ne s'y attendaient, car avec tout ce que les gens ont trouvé chez certains (François Compaoré par exemple), c'est la preuve qu'ils n'étaient pas préparés à fuir, sinon ils allaient prendre le soin de cacher certaines choses. Le mouvement a aussi dépassé les partis politiques qui ont perdu le leadership sur le terrain. Ce sont les jeunes qui ont décidé de la conduite à tenir et des actes à poser. Ces jeunes, faut-il le souligner, ne sont pas totalement déconnectés des partis. Il y a eu une excellente division de travail. L'opposition était dans son rôle légaliste et n'était pas préparée à gérer une insurrection populaire. Le risque pour elle était si l'insurrection échoue, elle allait faire face à la répression. Souvenez-vous qu'en 2011, le chef de file de l'opposition avait le slogan « Blaise dégage », mais ça n'a pas marché. C'est peut-être ce qui explique les hésitations des leaders des partis politiques face aux évènements. Les partis d'opposition affiliés au Chef de file de l'opposition ne sont pas des partis révolutionnaires dans le sens marxiste-léniniste, c'est-à-dire qu'ils n'érigent pas la révolution populaire en stratégie fondamentale. C'est pourquoi, après la démission de Blaise, on s'est retrouvé dans une impasse, puisque personne n'a réfléchi à une telle alternative. Ce sont des partis légalistes dont les actions s'inscrivent dans la Constitution en vigueur. Ce n'est pas cohérent qu'ils appellent à un soulèvement, même s'ils l'ont fait tacitement. Les partis d'opposition ont joué leur rôle de veille et de mobilisation, et les organisations de masses ont achevé le travail sur le terrain. Ce qui me rassure, c'est que la jeunesse ait pris ses responsabilités. Il y a donc une complémentarité entre les actions des différents acteurs, parmi lesquels je mentionne aussi certains membres des forces de défense et de sécurité. Le peuple acteur qui peut revendiquer la paternité de cette victoire, c'est le peuple lui-même.
Dans le fond, je crois que ce qui s'est passé est normal dans un Etat où la circulation des élites est faible, voire inexistante. La sociologie des élites montre que lorsqu'une élite gouverne pendant des années sans permettre la rotation des élites, elle perd les qualités pour diriger, et ces mêmes qualités sont développées par une contre-élite qui lui dispute le pouvoir. C'est l'enseignement qu'on retient des auteurs tels que Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca. La crise politique au Burkina est le résultat d'un déficit de rotation des élites à la tête de l'Etat. L'élite au pouvoir gouverne depuis les années 1980 et est arrivée à un stade où elle est historiquement dépassée. Elle n'a aucune capacité d'invention et a épuisé toutes ses armes.
Malgré la pression populaire du 28 octobre qui est venue s'ajouter au climat de tension généralisée auprès de la population, on n'a pas perçu que les députés de la majorité allaient rejeter le projet de loi. Comment expliquez-vous l'autisme de ces élus nationaux face au péril qui guettait la Nation ?
Je veux avancer deux explications possibles. La première, c'est le réflexe de conservation. Les dignitaires du régime voulaient coûte que coûte sauver leurs privilèges et leurs pouvoirs. Martin Luther King disait que les privilégiés cèdent rarement leurs privilèges sans une forte résistance. Pour cela, ils étaient prêts à brûler le pays et briser la cohésion sociale. La seconde explication, c'est la pression que le régime a exercé sur certains membres de la majorité qui étaient sceptiques sur le projet. Il se trouve que beaucoup de leaders politiques du CDP avaient trempé dans des affaires compromettantes lorsqu'ils géraient les affaires publiques. Donc oser s'opposer au projet de Compaoré les exposait à des sanctions judiciaires. C'est une des stratégies du régime Compaoré pour fidéliser ses troupes et qui explique en partie sa longévité. L'allégeance de certains leaders s'expliquait en fait par la crainte de représailles. C'est pourquoi les députés ont dû être séquestrés à l'hôtel Azalai. C'est donc en définitive l'égoïsme et la peur qui sont les déterminants majeurs de cet entêtement à faire passer une loi anti-démocratique. Je constate que par rapport aux années 1990, le Burkina n'a pas évolué en termes de mode de transition. En Afrique, en raison du caractère personnel du pouvoir, les transitions démocratiques par pacte étaient impossibles et se sont faites par les mouvements sociaux. Plus de vingt ans après les transitions politiques des années 1990, on observe que les élites dirigeantes restent foncièrement autoritaires et n'acceptent pas de dialoguer sur les règles du jeu démocratique. Ce qui se passe au Burkina, c'est la preuve que nos dirigeants n'ont jamais été des démocrates mais sont restés fidèles à la conception militariste du pouvoir. Un des critères de la consolidation démocratique, c'est le respect de l'alternance. Le Burkina a échoué à ce test. Mais je pense que le soulèvement populaire est aussi la preuve de l'ancrage de la démocratie au sein du peuple, car être prêt à mourir pour la démocratie est le meilleur signe de l'adhésion à l'idéal démocratique.
Vous disiez dans une interview à Mutations (n°36 du 1er septembre 2013) que « l'élite dirigeante du Burkina Faso est historiquement dépassée ». Pensez-vous que la transition actuelle doit réintégrer dans le jeu politique cette élite qui a failli faire basculer le pays dans le chaos ?
Absolument pas ! Nous sommes dans un contexte insurrectionnel et le peuple souverain s'est exprimé contre un système et ses leaders. C'est carrément impossible pour les dignitaires de l'ancien régime de jouer un quelconque rôle public aujourd'hui et à l'avenir. Ils risquent même leurs vies s'ils tentent de réapparaitre dans le contexte actuel. Au Nigeria, quand le général Ibrahim Babanguida avait organisé la transition entre 1992 et 1993, une loi avait été adoptée excluant de toute participation électorale toutes les personnalités qui ont servi le régime défunt. Au Burkina Faso, je pense qu'il ne serait pas nécessaire d'aller à cette extrémité. Il faut maintenir dans la constitution le principe de l'égalité des citoyens devant la loi. Mais je pense que concrètement, sur le terrain de la légitimité politique, aucun ancien dignitaire du CDP ne peut gagner une élection. D'ailleurs, le CDP gagnait les élections par fraudes. Par conséquent, lorsque les règles du jeu électoral seront démocratisées, nul besoin d'exclure qui que ce soit. Le peuple les sanctionnera dans les urnes. Mais je le répète, je pense qu'ils sont morts politiquement, et s'ils se hasardent à se montrer aujourd'hui, leur intégrité physique serait menacée. Ce qui est arrivé aux dignitaires du régime CDP était inévitable, car on ne peut pas faire des omelettes sans casser des œufs. Lorsqu'on sème le vent, on récolte la tempête. Dans un processus insurrectionnel, après tant d'années de dictature pendant lesquelles les gens ont accumulé des frustrations et subi les pires humiliations, c'est difficile que la transition fasse l'économie de la violence. C'est ce que les partis d'opposition et la société civile ont tenté d'éviter en recommandant au CDP d'éviter les manipulations constitutionnelles.
Pensez-vous qu'une justice transitionnelle doit être mise en place pour solder le passif de l'ancien régime ?
Je pense qu'il faut mener des enquêtes pour faire la lumière sur tous les crimes commis sous le règne Compaoré, de 1987 au 30 octobre 2014. Tous les responsables de crimes de sang et de crimes économiques doivent répondre de leurs actes, à commencer par l'ancien président. Si cela n'est pas fait, ce serait une insulte à nos martyrs. Et si ce processus est engagé, vous comprenez que tous ces gens iront en prison, donc ils n'ont aucun avenir politique. Pour le moment, l'urgence c'est le retour à l'ordre constitutionnel à travers un processus de transition, mais lorsque les choses se stabiliseront, il faut qu'on passe à cette étape. Par ailleurs, il faut éviter la justice des vainqueurs et rendre la justice dans le respect de l'Etat de droit.
Cette justice peut-elle se faire si les officiers fidèles à Blaise Compaoré sont à la commande de l'état-major de l'armée et du pays ?
Je crois que tout le monde a compris que nous sommes à la fin d'une époque, celle de l'impunité. Donc tôt ou tard, les gens répondront de leurs actes. Ça peut prendre du temps peut-être, mais c'est inévitable. Les gens qui ont fui dans les pays voisins pendant l'insurrection devront être poursuivis et traduits devant les tribunaux. Les fidèles de l'ancien président ne resteront pas éternellement aux commandes des forces armées. Un des aspects d'ailleurs sur lequel la transition doit se pencher, c'est la réforme du secteur de la sécurité. Il faut organiser les états-généraux des forces armées, comme recommandé par le Front de résistance citoyenne en 2011, pour déboucher sur une armée républicaine, impartiale et soumise au pouvoir démocratique. Tant qu'il n'y a pas de justice, la probabilité est grande que le peuple se mobilise encore pour contraindre les autorités à respecter sa volonté. N'oubliez pas qu'aujourd'hui, la plus grande force politique dans ce pays, c'est le peuple.
Une partie de l'opinion soupçonne le lieutenant-colonel Zida (il assure les charges dévolues au chef de l'Etat depuis le 1er novembre) d'exécuter un plan concocté par Blaise Compaoré et le général Gilbert Diendéré, les patrons du controversé Régiment de sécurité présidentielle (RSP). Au regard de l'exfiltration de nombreux ex-dignitaires du régime hors du pays, cette opinion n'est-elle pas fondée ?
Je ne suis pas en mesure de vous répondre avec exactitude. Mais je pense que cette thèse est crédible. Cependant, dans le contexte actuel, je ne crois pas que le lieutenant-colonel et ses compagnons soient en mesure de défendre l'ancien régime, car ils n'en ont pas intérêts. Ils savent que c'est la fin du régime et qu'ils cèderont le pouvoir dans les jours à venir. Ils savent très bien que le régiment de la sécurité présidentielle ne survivra pas à Blaise Compaoré. Donc, ils vont se mettre du côté du peuple pour redorer leur image et éviter d'apparaitre comme les valets de l'ancien régime. Zida et ses compagnons ont vu la détermination du peuple et je ne pense pas qu'ils puissent prendre le risque d'aller contre la volonté du peuple et de la communauté internationale. Au Mali, n'oubliez pas que le général ATT était un fidèle du général Moussa Traoré, avant de basculer du côté du peuple. C'était aussi le cas du général Salou Djibo au Niger qui commandait l'unité militaire la plus équipée de Niamey, mais qui a pris ses distances avec le président Tandja. Ces expériences inspireront la junte au pouvoir actuellement au Burkina, je pense.
Quel doit être, selon vous, le rôle de l'armée dans le processus de normalisation constitutionnelle du pays ?
L'armée doit rester dans sa mission républicaine et céder le pouvoir aux civils. Le Burkina est trop dépendant des bailleurs de fonds extérieurs pour s'exposer à des sanctions internationales. Déjà, on voit que l'Union africaine a donné un ultimatum pour le transfert du pouvoir aux civils. En plus, la démission de Blaise Compaoré est la conséquence d'une insurrection populaire et non d'un coup d'Etat militaire. Par conséquent, c'est aux civils de jouer les premiers rôles. Cette insurrection est une fenêtre d'opportunité pour rompre avec la politisation de l'armée. Les forces vives doivent rester intransigeantes sur cette question. L'armée doit protéger le peuple, sécuriser le territoire et laisser les forces vives gérer l'Etat. Cela ne veut pas dire qu'elle doit être exclue, mais son rôle doit être cantonné à ses missions républicaines. A ce propos, permettez-moi de comparer aussi le cas burkinabè au cas nigérien. Si au Niger, toutes les transitions de 1996, 1999 et 2010 ont été conduites par des militaires, c'est parce que les régimes étaient tombés suite à des coups d'Etats. Ce n'est pas le cas lorsqu'il s'agit d'une insurrection populaire. C'est très différent. Et même au Niger, le régime de transition issu de la conférence nationale était un régime civil, avec un chef d'Etat aux pouvoirs protocolaires et un premier ministre disposant de pleins pouvoirs élu par la conférence nationale. Le Burkina est dans une situation similaire, et donc, il faut éviter que l'armée confisque le pouvoir.
Doit-on selon vous réhabiliter la constitution suspendue par les militaires ou faut-il adopter, comme certains le recommandent, une charte pour conduire la transition ?
Notre organisation, le Front de résistance citoyenne, plaide pour une transition dans le cadre constitutionnel. Nous avons dit qu'il faut lever la suspension de la constitution et permettre une transition civile et démocratique. Nous sommes donc favorables à une charte pour régir la période de transition. Cela a deux avantages, ça permet de sauvegarder la constitution pour laquelle le peuple s'est battu, ça permet aussi d'éviter les sanctions internationales car les puissances occidentales et les organisations régionales n'accepteront jamais un régime militaire. Je pense que l'essentiel aujourd'hui, c'est le fait que tous les acteurs sont d'accords pour aller vers une transition civile.
Quelles doivent être, selon vous, les grandes lignes de cette Charte ?
Nous avons déjà fait des propositions au sein de la société civile lors d'une rencontre le lundi 3 novembre au centre de presse Norbert Zongo. Ces propositions sont en train d'être affinées. La réflexion est en cours, je précise. Les grandes lignes que nous avons dégagées s'articulent autour des points suivants : la levée de la suspension de la constitution, les valeurs devant régir la transition, le mode de désignation du président de la transition, les organes de la transition, la durée de la transition, etc. Nous avons dit que la transition ne doit pas excéder 12 mois, que le président de la transition doit être un civil n'appartenant à aucun parti politique, que les membres du gouvernement de transition ne doivent pas être éligibles aux élections générales de 2015. Il y a d'autres recommandations sur la justice, la réconciliation, la réforme des forces armées, etc. C'est en substance les grandes lignes de notre réflexion que nous soumettrons aux autres acteurs de la vie politique, notamment les partis politiques.
Quelles sont les grandes réformes qui devront être adoptées, selon vous, lors de cette phase transitoire ?
Il y a plusieurs réformes à opérer. Au plan constitutionnel, il faut rédiger une constitution démocratique qui consacre la séparation des pouvoirs, les libertés fondamentales, la participation citoyenne. Sur cette question, une des réforme devrait concerner le statut du chef de l'Etat, ses relations avec les autres institutions et éviter d'avoir un monarque constitutionnel. Dans cette optique, il faut, comme le recommande le Front de résistance citoyenne, s'inspirer du cas du Niger pour réformer le conseil constitutionnel. Au plan électoral, il faut réglementer la participation des chefs traditionnels dans le jeu politique, interdire la corruption électorale, réglementer la précampagne électorale, plafonner les dépenses électorales, reconnaitre les candidatures indépendantes à toutes les élections, etc. Le Front de résistance citoyenne et d'autres organisations de la société civile ont déjà réfléchi sur ces réformes. Par exemple le thème de la 3è édition du FOCAL tenu en décembre 2013 portait sur le Burkina de l'après Compaoré.
A propos de réformes, je pense qu'il y a un aspect fondamental qu'il faut prendre en compte comme déterminant de la qualité des textes. C'est la fragmentation du système partisan et l'incertitude qu'elle induit sur les résultats des élections à venir. Je m'explique. Avec la chute de Blaise Compaoré, aucun candidat ne peut être élu au premier tour puisqu'on sort du système à parti dominant. La conséquence, c'est qu'aucun chef de parti n'est certain d'être président. C'est soit il devient chef d'Etat, soit il devient opposant. Dans une telle situation, étant des acteurs rationnels, les partis travaillent à élaborer des textes démocratiques, de sorte à éviter que le nouveau pouvoir soit très fort. Dans ce cas, même si on devient opposant, on est à l'abri de discrimination politique. C'est cela qui explique, je pense, le fait que le Niger, le Mali et le Bénin aient de meilleurs constitutions par rapport au Burkina. Les bonnes constitutions sont celles qui sont rédigées en période d'incertitudes pour les acteurs politiques ! Paradoxalement, ce n'est pas la bonne volonté des acteurs politiques qui enfantent une bonne constitution, c'est plutôt leur égoïsme et leur quête de pouvoir. C'est comme Adam Smith le dit en économie, ce n'est pas la bonne volonté du boulanger qui nous permet d'avoir du pain de bonne qualité, c'est plutôt son désir de s'enrichir. Ce qui me fait dire qu'il faut absolument rédiger la nouvelle constitution dans la période de transition, dans ce contexte d'incertitudes politiques pour les partis. C'est le gage pour avoir de bons textes, qui ne seront taillés à la mesure de personne.
Les acteurs qui ont œuvré pour le changement doivent-ils être prépondérants dans les organes de transition ?
Je pense que les acteurs qui doivent conduire la transition doivent remplir deux critères. D'abord, ne pas avoir soutenu la révision de l'article 37 de la constitution, et avoir l'intégrité et la compétence pour participer au processus. Le Front de résistance citoyenne insiste sur le fait que les organes de transition doivent être de bonne moralité et avoir le profil technique pour prétendre aux différents postes. Il faut éviter une « capture » de la transition par un groupe social ou politique. Dans certains pays, on a assisté à une prise en otage de l'Etat par les « parrains » de la révolution, c'est-à-dire des gens qui s'octroient la paternité du changement et qui bloquent le fonctionnement de l'Etat sur la base de leurs intérêts. Il convient d'éviter ce risque et comprendre que la victoire n'appartient à personne, mais au peuple souverain. Il faut aussi éviter de suivre les agendas personnels, car pendant que nos martyrs sont encore à la morgue, certains pensent déjà aux postes politiques. C'est indécent et il importe que l'intérêt général puisse prendre le dessus sur les intérêts individuels.
Les syndicats et certaines organisations de la société civile ont fait profil bas pendant la lutte qui a abouti à la chute de Blaise Compaoré. Leur justification était que les partis et organisations qui sont au-devant de la lutte ne proposaient pas d'alternative au système de Blaise Compaoré. Comment appréciez-vous cette posture ?
Ces acteurs ont apporté leur contribution dans la mobilisation, même si c'était de manière moins engagée par rapport aux autres organisations. Je pense que c'est une question d'étape. Pour moi, l'absence d'alternance n'est pas une raison valable pour ne pas soutenir la mobilisation. En effet, je crois qu'on avait un adversaire commun qu'il fallait combattre d'abord avant de penser aux politiques publiques de l'alternance. Souvenez-vous que les Etats libéraux comme les Etats-Unis et la France avaient fait alliance avec l'Union soviétique pour combattre l'Allemagne hitlérienne, alors que le communisme et le libéralisme sont des idéologies diamétralement opposées. Bien avant ça, dans les années 1930, le parti communiste chinois et les Kuomintang, deux rivaux pour le contrôle de la Chine, avaient créé un front uni pour combattre l'invasion japonaise. C'était une très belle leçon de nationalisme. C'est cette analyse que nous devrions faire je pense, c'est-à-dire faire tomber le régime Compaoré d'abord, et ensuite engager le débat sur l'alternative. Dans tous les cas, ce qui est fondamental pour moi, c'est l'éducation du peuple. Lorsque le peuple est politiquement éduqué et que les élections sont transparentes et équitables, je n'ai pas de doute que les partis sans vision disparaitront de la scène politique. Je suis de ceux qui pensent qu'un parti sans idéologie n'est pas un parti, mais une machine électorale. La question de l'alternative ne peut donc être occultée. Je pense que les politiciens ont bien compris le message du peuple à travers cette insurrection, le peuple n'acceptera plus d'être méprisé. Il n'acceptera plus que ses biens soient pillés par les dirigeants, que les lois de la République soient manipulés. Ceux qui parlaient de meetings « recto verso » ont vu leurs maisons brûlées « recto verso, avec intercalaire ». Le message fort que nous devons retenir de cette mobilisation, c'est qu'un homme politique doit être intègre et humble, être à l'écoute du peuple. Comme Sankara le disait, mieux vaut faire un pas avec le peuple que 100 pas sans le peuple.
On entend depuis le soulèvement populaire burkinabè, certains analystes dire qu'il pourrait décourager les chefs d'Etat qui seraient également tentés par le tripatouillage constitutionnel pour se maintenir au pouvoir. Est-ce aussi votre avis ?
Je pense que l'insurrection au Burkina peut effectivement décourager ces chefs d'Etat, mais à la seule condition que les citoyens de ces pays s'organisent et se mobilisent. Tout est une question de rapport de force. Tandja a échoué au Niger, mais cela n'a pas découragé Compaoré. Ben Ali et Hosni Moubarak sont tombés, mais cela n'a pas découragé Compaoré. Les chefs d'Etat africains ne connaissent que le rapport de force, ils n'ont pour la plupart aucune morale. Seul un peuple debout peut les contraindre au respect de la Constitution. Tant que les citoyens se comportent en « mouton », les chefs d'Etat règneront à vie. Même au Burkina, si la société civile baisse la garde, les dirigeants peuvent commettre les mêmes erreurs. C'est le lieu de souligner l'importance pour les acteurs de la société civile de rester indépendants et à ne pas trop viser les postes politiques après la transition. On l'a vu au Niger et au Sénégal où des ténors de la société civile sont devenus ministres. C'est leur droit, certes, mais ça affaiblit les contre-pouvoirs politiques. Je me demande aussi si après 2015 il y aura une forte opposition au Burkina, car le CDP et ses alliés sont actuellement laminés. Or, les deux principaux partis, l'UPC et le MPP sont aujourd'hui des alliés conjoncturels. La tentation est grande que certains militants de ces partis refusent de rester dans l'opposition après 2015, si leur parti échoue à la présidentielle. Or une démocratie sans opposition forte est fragile. Le MPP est composé de leaders qui sont dans le sérail depuis les années 1980 et donc très peu habitués à l'opposition. On en trouve également à l'UPC, où certains sont nouveaux sur la scène politique et aspirent aussi à exercer rapidement des responsabilités politiques. Ces partis ont tous à l'esprit qu'ils ont contribué à la chute de Blaise Compaoré et ce serait difficile en 2015 pour eux d'aller à l'opposition après tant de sacrifices. Ne nous faisons pas d'illusions, les gens créent des partis d'abord pour exercer au pouvoir, ensuite pour servir une cause. Une des facteurs qui va faire la différence en 2015, je pense, c'est la capacité des partis d'opposition actuels à recruter au sein de la jeunesse mobilisée pour la chute de Blaise Compaoré et aussi à capter les votes des anciens militants du CDP et de ses alliés. Vous savez que beaucoup de jeunes ne votaient pas sous l'ancien régime. Aujourd'hui que le pays est libéré, l'enjeu sera pour les partis d'intéresser ces jeunes.
Pensez-vous que la mobilisation des jeunes à travers des mouvements citoyens à l'image des « Y en a marre » au Sénégal et du Balai Citoyen au Burkina Faso peut faire tache d'huile dans d'autres pays pour le renforcement de la démocratie sur le continent ?
Oui absolument, je pense que le Balai citoyen a été un des moteurs de cette lutte, un héraut incontestable du peuple. La naissance du Balai citoyen a changé la configuration des forces au sein de la société civile. Avant le Balai citoyen, les mouvements marxistes étaient les seuls maîtres au sein de la jeunesse. Aujourd'hui, le Balai citoyen arrive à mobiliser autant, sinon plus que ces mouvements. Je pense que leur succès tient à leur pragmatisme, car tout en rêvant de révolution, ils savent être moins idéalistes et plus concrets dans l'action. Pour moi, la qualité de la gouvernance au Burkina après 2015 va beaucoup dépendre de l'action des organisations comme le Balai Citoyen et le Front de résistance citoyenne qui ont joué un rôle de veille citoyenne. Si le peuple ne reste pas debout après 2015, il n'est pas exclu qu'on ait du Compaoré sans Compaoré. Ce qui fait le bon gouvernement, c'est le contrôle citoyen. Ce n'est pas la volonté des dirigeants. Il existe très peu de démocrates par choix, c'est la pression populaire qui contraint les dirigeants à respecter les règles démocratiques. La jeunesse des autres pays s'inspirera de l'exemple des jeunes burkinabè qui ont su braver la mort pour faire tomber le régime Compaoré. Il y a quelques jours, je postais sur facebook, cette pensée de Mandela, qui affirmait : « lorsque vous vous êtes défaits de la peur de l'oppresseur, de ses prisons, de son armée, il ne peut plus vous faire grand-chose. Vous êtes libérés ». Effectivement, la jeunesse burkinabè a confirmé la pertinence de cette opinion. Et les jeunes des autres pays africains ne manqueront pas de suivre l'exemple burkinabè. Il y aura un effet de contagion, mais cela dépend de la capacité d'organisation des jeunes. Le succès de la lutte au Burkina est le fruit d'un long travail de conscientisation et de mobilisation de la jeunesse. Si les autres veulent suivre l'exemple burkinabè, c'est ça le secret.
Finalement, que retenez-vous de Blaise Compaoré?
Je retiens de Blaise Compaoré l'image d'un chef d'Etat qui n'a pas su être à la hauteur des ambitions de son peuple. Malgré son passif assez lourd, il avait la possibilité de sortir par la grande porte, mais par myopie intellectuelle et par déficit de lucidité politique, il risque de terminer ses jours à la CPI.
Interview réalisée par Idrissa Barry
In Mutations N°64 du 1er novembre 2014