Burkina Faso: Ne tirons pas sur l’armée ! (Christophe Dabiré)

| 07.11.2014
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Burkina Faso: Ne tirons pas sur l’armée ! (Christophe Dabiré)
© DR / Autre Presse
Burkina Faso: Ne tirons pas sur l’armée ! (Christophe Dabiré)
Oh que non, si nous revenons ici après que la cible a été touchée et coulée, ce n'est pas pour clamer que nous avions raison, car cela nous le savions déjà, et c'est pourquoi nous nous battions : ce n'est même pas parce que nous avons gagné que nous avons raison, mais (et ce n'est pas toujours le cas dans la vie) c'est précisément parce que nous avions raison que la victoire ne pouvait pas nous échapper.


Non plus, nous ne venons ici nous vanter d'avoir fait ceci, (pré)dit ou écrit cela, puisque celui qui a gagné n'est personne, aucun de nous en particulier, mais l'imposant peuple burkinabè, devant lequel je me sens personnellement minuscule avec mes concepts de philosophe.

Enfin, ce n'est pas pour régler des comptes, encore moins des comptes personnels. Ceux qui ont perdu le savent suffisamment, et s'ils sont honnêtes, ils s'en veulent certainement et cruellement déjà de s'être laissés aveugler et abuser, pour que nous ayons encore besoin de tourner et retourner la plume dans leurs plaies. Après tout, il n'y a rien de comparable entre les vies perdues, assassinées, et des biens, même colossaux, partis en fumée : entre les meurtres dont ils sont responsables et le luxe d'un suicide sectaire, collectif (syndrome de la secte "Temple du Peuple" d'un certain Jim Jones qui conduisit plus de 900 personnes à la mort, en 1978) mais seulement symbolique, qu'ils ont ardemment désiré.

Au lieu d'en vouloir encore aux perdants, remercions cependant plutôt, et solennellement, avec tout le tragique d'un humour victorieux, un ADF-RDA qui, en voulant, contre toute attente, remettre un peu d'essence dans le moteur de l'ex-président pour qu'il aille encore plus loin, y a mis le feu : pour avoir voulu faire gagner ses amis, et gagner un minimum de plus (le fameux petit "deux fois" au lieu d'"une fois"), l'ADF-RDA a tout fait perdre à ses amis, et perdre bien plus que le minimum, et a chassé et déposé le premier d'entre eux. Méfiez-vous de vos amis, et surtout en politique ...

Mais voici justement que, pendant que nous savourons notre victoire, de nombreux cris et lamentations s'élèvent pour nous dire qu'on nous l'a, en réalité, déjà volée, récupérée et confisquée, cette victoire du peuple. Et le voleur désigné serait une voleuse : l'armée. Donc, là également, le voleur de victoire populaire, le traître, serait ce que nous avons pris pour un allié, ou ceux qui, militaires burkinabè eux aussi, ont rallié le peuple. Qu'en est-il au juste ? Et de quelle armée nous parle-t-on ?

Pour ce que je m'en souvienne, à titre personnel, et obligé, n'étant pas à Ouaga, d'analyser au fur et à mesure les informations reçues (avec le frère et camarade Yoporéka Somé à Metz ) pour retrouver de la cohérence dans la grande confusion des événements depuis le 30 octobre, voici l'essentiel de ce que j'en ai retenu.
Très brièvement : dans un premier temps nous voyons et écoutons le général Traoré dissoudre l'Assemblée nationale et instaurer l'état d'urgence, avec toujours (c'est très important) l'ex-président à la tête de l'Etat.

Puis un communiqué est lu par le lieutenant-colonel Zida qui n'était étonnamment plus le porte-parole de Traoré, puisque le communiqué était signé de son nom. Ce détail semblait d'importance. Nous avons alors formulé l'hypothèse d'un coup d'Etat au sein de l'armée elle-même, que les informations confirmeront comme dissensions entre militaires, tout en précisant que l'ex-président refusait de démissionner
Et ensuite, le même lieutenant-colonel Zida s'adressait en personne aux insurgés, place de la Nation, pour leur annoncer publiquement que l'armée avait pris ses responsabilités et ralliait le peuple, et surtout, que Blaise Compaoré n'était plus notre président, et ce AVANT même que ce dernier n'annonce sa démission.

Il nous paraissait alors manifeste que non pas l'armée en général, mais une partie ou fraction de notre armée a eu raison de l'autre, et a eu gain de cause, ou l'a clairement emporté sur l'autre qui s'accommodait encore du président à la tête du pays. Et elle l'a d'autant plus emporté que le reste de l'armée, après concertation, l'a reconnue à l'unanimité, par la voix du général Zagré, pour prendre alors la direction du pays.
Au vu donc de ce scénario, il m'apparaît assez clairement que c'est la fraction de l'armée qui était avec le peuple qui a gagné, tout en faisant consensus autour d'elle. Et que c'est le lieutenant-colonel Zida qui la représente. D'où quelques observations, que voici :

1/ Soyons honnêtes et pas hypocrites, nous n'aurions pas boudé notre joie si l'armée avait déposé l'ex-président bien avant la journée historique du 30 octobre 2014. Elle ne l'a pas fait. Mais j'en comprends alors que ceux qui, très nombreux aujourd'hui, tirent à boulets rouges sur l'armée, sans aucune considération de la lutte ou contradiction intestine qui s'est exacerbée et résolue au sein même de l'armée, et résolue en faveur du peuple insurgé, sont déçus. Et de leur déception ils en font un procès de toute l'armée, voire parfois une haine envers notre armée vite assimilée et associée au seul Blaise Compaoré.

Or, donc, si nos tirailleurs anti-militaires d'aujourd'hui, qui passent pour des tirailleurs du peuple, en son nom, sont déçus, c'est précisément qu'ils attendaient beaucoup de l'armée pour déboulonner un Blaise que personne alors ne voyait (sauf les voyants) abandonner le pouvoir. Assumons cette attente-là, assumons d'avoir attendu secrètement ou ouvertement de l'armée qu'elle nous libère et délivre de Blaise.

2/ C'est ce que, me semble-t-il, le Balai Citoyen a fait et assumé publiquement : l'attente était tellement forte qu'il aurait été incompréhensible de repousser des militaires qui ralliaient ouvertement le peuple insurgé. Tirer sur le Balai (et M. Kam), comme on tire sur l'armée, me paraît prétentieux et injuste : c'est oublier la grande implication de ce mouvement citoyen dans le combat contre l'ex-président et pour la démocratie. Je ne suis pas le porte-parole du Balai, pas plus que je ne l'étais de l'Opposition politique hier, mais le Balai et M.Kam n'ont pas à s'excuser devant quelqu'un (personne de sérieux et de responsable ne le demande du reste), et surtout n'ont pas de leçons de résistance et de démocratie à recevoir de la part d'individus qui prétendent ou prétendraient les attaquer au nom d'on ne sait quel peuple que le Balai n'aurait pas servi, et aurait même comme déservi et trahi. Je demande : quel peuple, que ce Mouvement citoyen et patriote aurait ignoré, a mandaté nos gentils procureurs et tirailleurs qui, en revanche, ne trouvent rien à dire quand Madame S.S.Sérémé va à la radio nationale pour s'auto-proclamer présidente ?

3/ L'opposition que l'on pense décréter en ce moment entre l'armée et le peuple est vaine et stérile. Cette opposition voudrait dire trois choses en même temps : 1. que l'armée, ce n'est pas ou plus le peuple. 2. Que l'armée n'est pas du peuple. 3. Que l'armée est contre le peuple.

Je laisse à chacun le soin d'examiner ces trois arguments, il verra qu'ils tournent rapidement court. Pour plutôt faire remarquer ceci : c'est même une excellente chose que ce n'ait pas été l'armée qui, par un franc coup d'Etat, a chassé et déposé Blaise Compaoré ; car elle aurait alors été bien plus impopulaire pour la communauté internationale, et surtout, un coup d'Etat aurait consolidé l'ancien président Compaoré dans une légitimité qu'il était pourtant en train de perdre, et qu'il a perdue.

4/ Les accusations de récupération ou de confiscation de la victoire populaire par l'armée, si elles peuvent se comprendre (et se comprendre comme inquiétudes), sont néanmoins insuffisantes et surtout unilatérales. Car ces accusations de la seule armée ferment les yeux sur d'autres récupérations et confiscations de la même victoire populaire qui ne sont pas moins remarquables, et parfois révoltantes. Les voici

A. Une certaine opposition politique pourrait se tromper et tromper, à faire de cette victoire populaire sa victoire politique. La victoire dont nous parlons est celle de la rue, elle n'est pour l'instant la victoire d'aucun parti politique.

B. Des journalistes et médias internationaux racontent aujourd'hui que l'ancien président n'a pas vu venir la crise, alors qu'eux-mêmes qui pouvaient la voir et l'ont vu venir n'ont rien dit à ce président que certains se plaisaient encore d'encenser comme étant un artiste de l'esquive (Jeune Afrique). Mais, sans rire, quelqu'un qui ne voit même pas arriver un coup pour l'esquiver ne peut pas être vanté pour son "art de l'esquive" !

C. Des juristes même burkinabè qui étaient silencieux sur les questions de la légitimité et de la constitutionnalité du projet de loi suicidaire saisissent l'occasion de cette victoire populaire pour au moins faire valoir publiquement leurs études et diplômes de Droit.

D. A tort ou à raison, les Ivoiriens pro Gbagbo du FPI profitent de cette victoire populaire pour commencer à régler leurs comptes avec le Burkina, celui de Blaise qui était aussi et encore le Burkina de nous tous.

E. Et scandale des scandales, l'Union Africaine récupère cette victoire populaire, de la rue, pour se rappeler ses règlements et sa sublime Charte de la démocratie qu'elle avait soigneusement rangés dans ses tiroirs, abandonnant le même peuple aujourd'hui victorieux seul face à son ancien président, et pour se refaire une santé de démocratie...

5/ En réalité, je le sais, ce que l'on reproche surtout à l'armée, c'est qu'elle soit tentée, comme par le passé, de conserver et garder indéfiniment le pouvoir. Mais alors le risque est grand de préférer, sans la démocratie, les gentils et vertueux civils aux corrompus et sanguinaires militaires, et seuls assoiffés de pouvoir. Faisons le tour en Afrique : les chefs d'Etat qui ont été ou sont encore au pouvoir depuis très longtemps ne sont pas toujours des militaires ! Il y a même plus de civils que de militaires : sans oublier les Houphouet et Omar Bongo, comptez Mugabe (27 ans au pouvoir), Museveni (28), Biya (32), Obiang Nguema (35), Eduardo dos Santos (35)...
La question de la conservation indéfinie du pouvoir ne concerne donc pas que les seuls hommes de tenue, et elle n'est même pas la question la plus urgente et fondamentale après l'insurrection populaire du 30 octobre au Burkina : non pas une question de la différence entre militaires et civils, mais de toute la conception même du pouvoir et de la démocratie chez nous et en Afrique.

Parce que justement nos civils ont rarement gouverné le Burkina comme présidents, rien ne nous garantit, en l'absence d'une vraie démocratie, que du pouvoir laissé par Blaise Compaoré, ils en feront bon usage. Je ne dis pas qu'il ne faut pas laisser le pouvoir aux civils, je soutiens qu'il est excessif, injuste, insuffisant de ne s'inquiéter que des seuls militaires.

Nous sommes au Burkina, nous sommes en Afrique, on se connaît (comme on dit) : rien ne nous dit que depuis l'annonce de la démission de l'ancien président les carnets d'adresse ne se remplissent des seuls noms de nos chefs de l'Opposition politique, et que des clans déjà ne commencent à se former autour d'eux ! Et tout le monde a bien vu que Madame S.Sérémé s'en est allée se proclamer présidente à la radio nationale, comme on serait allé faire ses courses dans un marché de village, portée nous dit-on par des... admirateurs.

Il faut donc nos militaires pour calmer les impatiences et les ardeurs politiciennes de nos civils. Et pas plus que les militaires, aucun civil aujourd'hui n'a le mandat du peuple, et n'a donc de légitimité pour diriger le pays. Aucun de nous tous. Par conséquent, ne tirons pas sur la seule armée, alors que nous pourrions, si ce n'est parfois déjà le cas, ne remplacer un coup d'Etat militaire que par de nombreux coups d'Etat civils et privés, chacun prétendant parler au nom du peuple. Du reste, on ne peut à la fois réclamer un retour justifié à la Constitution, et continuer d'en appeler au peuple de la rue, comme à un gouvernement populaire de type révolutionnaire...

6/ Après donc la chute de l'ancien président, nous nous préparons à retrouver la démocratie. Nous sommes dans un état d'exception qui est de passage ou de transition. Par conséquent, il ne s'agit pas, à proprement parler, de transition démocratique, mais de transition vers la démocratie.

Or une des raisons pour lesquelles l'armée gêne beaucoup de monde et de commentateurs en ce moment, c'est l'énorme erreur qui est de croire que cette période de transition est une période de simple passation de pouvoir. Il faut, dit-on, que l'armée "passe" le pouvoir aux civils. On oublie trop vite cependant que nous arrivons encore essoufflés, en sueur et en sang de la rue. Nous ne sommes pas en train d'attendre tranquillement, après passage aux urnes, des résultats d'élections afin de procéder à une passation du pouvoir et des pouvoirs.

Cette énorme erreur me semble induite et véhiculée par la manière toute contradictoire (la contradiction ou le paradoxe ici ne sont pas assez remarqués et relevés) dont l'ancien président a quitté le pouvoir : en se rappelant la Constitution dans sa lettre, notamment en se référant à l'article 43. Autrement dit, la démission du président paraissant toute constitutionnelle dans sa forme, tout se passe comme s'il ne restait plus qu'à opérer une passation constitutionnelle du pouvoir, alors que nous arrivons encore d'une insurrection, et de la rue.

Or, selon la Constitution, M.Soungalo Ouattara aurait dû hériter du pouvoir. Mais, franchement, que préfère-t-on : Ouattara du CDP de Blaise, et de toute façon en fuite, ou l'armée de Zida ??... Il faut donc renoncer à l'idée et à la logique, bien que démocratiques et constitutionnelles, de passation du pouvoir, pour rebâtir une légitimité provisoire qui permette de retrouver la Constitution et la démocratie, sous l'arbitrage et la sécurité de l'armée

7/ Enfin, parce que nos compatriotes cdpistes et autres frontistes (ils ont bien vu le front !) se cachent encore et se taisent, on les oublie trop vite. Mais ils existent. Par conséquent, si la paix au Burkina ne pourra jamais être la paix des seuls gagnants d'aujourd'hui (je préfère dire gagnants et pas vainqueurs, parce qu'il n'y a pas eu de guerre), nous devrons composer avec eux. Et c'est non seulement la raison d'être de l'intervention de l'armée en ce moment, mais c'est précisément aussi ce que cette armée dit : réunir les forces vives et politiques de la nation. Je comprends moi que l'armée doive jouer en ce moment un rôle de médiation entre les opposants victorieux et l'ex-majorité politique.

Or nous prenons tous connaissance aujourd'hui d'un communiqué signé par Assimi Kouanda (ou que Kouanda fait rédiger depuis sa cachette en y autorisant son nom) qui se revendique toujours, même après l'insurrection et le départ de Blaise, non pas simplement du CDP, mais, dit-il, de "la Majorité". Autant nous attendre à ce que Assimi Kouanda, depuis sa cachette ou sa fuite, réclame son ancien poste de ministre. Ou bien Assimi Kouanda est un idiot stupide, voire un déséquilibré mental, ou bien il est très intelligent et malin, et donne alors dans la provocation et l'humour, pour détendre un peu son angoisse et son stress de fuyard. Pourquoi a-t-il même pris la fuite, ou se cache-t-il, le sait-il, l'oublie-t-il ?

On voit donc que si l'armée n'est pas là, et si les cdpistes continuent de penser et dire qu'ils sont la Majorité, et que Blaise est toujours le président, subsiste le grand risque que les burkinabè sombrent dans l'affrontement d'une guerre civile. L'armée seule sera capable, en tierce personne, de réunir pour l'instant les burkinabè de tous bords politiques dans des concertations vers les élections et la démocratie.

En conclusion :

Les inquiétudes sur l'armée ne sont pas absurdes ni illégitimes. Mais ce qui vient à peine de se passer dans notre pays, dans la rue et par la rue est tellement fort et marquant qu'aucun pouvoir, militaire ou civil, ne peut et ne doit l'oublier, sauf par bêtise et désir de suicide encore.

Aussi l'inquiétude possède-t-elle en même temps ce garde-fou indélébile qui la rassure comme une immense épée de Damoclès au dessus de tout pouvoir au Burkina Faso. Ne pas s'en contenter et s'en convaincre, c'est étrangement refuser de croire à ce qu'a d'historique cette insurrection populaire pour la démocratie. C'est comme si on s'était battu, et avait gagné pour ne pas croire à la justesse même de notre lutte et à notre victoire.

Les attaques contre l'armée sont prématurées et parfois aveugles, et risquent aussi de donner ou constituer un blanc-seing pour les dirigeants civils, si la leçon de la très récente insurrection n'est pas comprise.

(PS : Je prends connaissance, après avoir écrit ces lignes, des propos du président français François Hollande : il s'avère que ce n'est pas l'armée burkinabè qui a organisé et couvert le départ de l'ex-président Blaise Compaoré, mais la France. Je n'en suis que plus écoeuré et indigné de lire et entendre partout tirer sur l'armée et le lieutenant-colonel Zida, sans aucun discernement. Il ne s'agit pas non plus de s'en prendre maintenant à la France, mais de se demander s'il ne serait pas plus honorable pour nous d'avoir une attitude plus patriotique avec notre armée, en ce moment de transition : elle en a aussi besoin, pour justement changer et se transformer elle aussi, à la faveur de ce qui vient de se passer. Au lieu de seulement rappeler le passé de notre armée, qu'est-ce qui nous interdit de penser que c'est désormais à une nouvelle armée, démocrate et républicaine, que nous avons affaire ?).

Debrsèoyir Kwesi Christophe DABIRE
Donèteg. Moû. DISSIN
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