A l'occasion de la crise en Ukraine, nous avons revu les pratiques de la presse occidentale. Elle qui fait tant l'apologie de la démocratie et de la diversité des idées ne trouve aucune inspiration pour la diffusion d'opinions variées lorsqu'il s'agit de la Russie et de Poutine. La voix est donnée à tous les manifestants, politiciens, analystes qui ont renversé le régime ukrainien, mais les micros deviennent muets dès qu'il s'agit d'entendre les voix qui ne plaisent pas à l'Occident. Les Ukrainiens favorables au régime renversé, la Russie et les pro-russes ont certainement des choses à nous dire et à nous apprendre sur le risque que fait peser la chute de Ianoukovitch sur leur stabilité et leurs ambitions. Nous avons besoin d'entendre et de comprendre des acteurs de premier plan afin de nous faire nos propres opinions.
On ne peut que ressentir du dégoût intellectuel face à ces manipulations évidentes. Que fait un Etat lorsque des manifestants, quelle que soit la justesse de leur cause, bloquent la vie sociale et politique d'un pays ? Que font les autorités lorsque des mécontents d'un régime démocratiquement élu lèvent une armée, équipent des miliciens et mènent la guerre à des soldats de l'armée régulière ? Que font les forces de sécurité quand des snipers abattent les policiers et les protestataires de leur propre camp pour ensuite maquiller et attribuer les meurtres au gouvernement ? Comment réagirait un système d'Etat si des forces politiques d'opposition cherchent à le renverser après des élections régulières ? Si les décisions d'un Parlement légitimement élu et mandaté par le peuple sont contestées dans la rue, quel type de démocratie convient-il ?
Personne n'a demandé à Barack Obama de démissionner lorsque le mouvement « Occupy Wall Street » s'amplifiait. Aucune organisation internationale ou de la société civile n'ont obligé François Hollande ou Barack Obama à quitter le pouvoir lorsqu'ils étaient au plus bas dans les sondages. Aucun Etat n'a demandé la chute de régimes lorsque des référendums ou des Parlements ont refusé l'adhésion de leurs pays à l'Euro, à l'espace Schengen ou à l'Union Européenne. Que l'Ukraine institutionnelle refuse un accord d'association avec l'Union Européenne ne doit pas la condamner à mort. Nous n'avons pas à aimer un Président dès lors que son peuple l'a choisi. Il s'impose à nous, comme Mohamed Morsi s'imposait à nous en Egypte. Tout changement non constitutionnel du pouvoir doit être condamné. Les forces ukrainiennes qui ont tiré sur des manifestants à Kiev et ailleurs devront rendre compte, mais il est inacceptable que, de plus en plus, des manifestations de rue doivent conduire à la chute de régimes légitimes, en dehors des mécanismes juridictionnels dont ces pays se sont dotés.
Il se développe contre le monde sous-développé et contre le monde non occidental un unanimisme dangereux. Il ne s'agit pas d'un sentiment de « complotite », mais d'un besoin de normes universellement acceptées, comme des réalités naturelles. Ce qui est vert aux Etats-Unis devrait l'être au Rwanda, en Libye, au Zimbabwe, en Italie, au Venezuela et à Cuba.
C'est ici que l'irruption de Vladimir Poutine dans un monde devenu si unanimiste aidera la planète. Comme les Occidentaux, il a besoin de ses zones d'influence. Comme eux, il a besoin que l'on reconnaisse sa puissance. Comme eux, il a une nécessité de sécuriser ses marchés et ses débouchés. Comme eux, il ne supporte aucune puissance étrangère à ses portes. Comme eux, il espionne ses amis et les menace. Comme eux, ses intérêts passent avant tout, dût-il recourir à tous les moyens inimaginables. Comme eux, il formate une presse à ses ambitions. Comme eux, il s'invite dans toutes les grandes affaires du siècle. Comme eux, il affaiblit tous les pays et tous les individus qui le contrarient. Poutine, c'est l'Occident, mais avec des méthodes plus directes et moins subtiles. S'il n'était pas présent, la Syrie serait une autre relique d'Etat comme le sont la Libye, l'Afghanistan et l'Irak.
Le monde est partagé, ce n'est pas nous qui le disons. Pourquoi le Conseil de Sécurité des Nations-Unies est composé seulement des pays les plus puissants ? Pourquoi le Lesotho, la Sierra Leone ou la Côte d'Ivoire ne peuvent ni bloquer ni initier aucune action contre la Birmanie par exemple ? Pourquoi tout le monde est d'accord (Nations-Unies comprises) que ce soit à la France d'intervenir au Mali, en Côte d'Ivoire et en Centrafrique et non pas à l'Inde par exemple de le faire ? Les Européens ont leur zone d'influence, les Etats Unis aussi. Il ne leur viendra pas l'idée de faire irruption dans leurs zones d'influence mutuelles, sans consentement officiel ou tacite. L'Ukraine fait partie intégrante de la zone d'influence de la Russie et tant que le potentiel de menace entre grandes puissances subsistera, la Russie ne laissera pas l'Ukraine tomber dans le giron européen, avec tous les investissements militaires, stratégiques, humains et économiques que la Russie y a réalisés du temps de l'URSS et maintenant. Que l'Europe propose un accord d'association avec l'Ukraine est lui-même déjà en soi une provocation. La Russie joue sa survie en tant que pays. Elle se défend donc en tant que Nation.
En s'opposant à l'Occident, en exprimant des opinions différentes et en essayant d'élargir sa propre zone d'influence, Vladimir Poutine donne peut-être à l'Afrique la chance d'exprimer sa propre voix sur ses problèmes sans peur ni réserve. Ce qui est bon en Occident n'est pas forcément bon pour nous. Le monde pacifié se bâtira sainement sur l'acceptation mutuelle de nos différences. Poutine est certainement en train de nous aider à sortir d'un monde où tout le monde doit penser la même chose au même moment. Les journalistes africains qui reprennent machinalement les thèses de la presse occidentale au sujet de la crise ukrainienne et de Vladimir Poutine devraient prendre plus de distance et de hauteur. Le Brésil, la, Chine et l'Inde nous donnent de nouvelles opportunités commerciales, la Russie nous donne une autre opportunité idéologique. Poutine est peut-être en cela notre nouveau sauveur.
Auteur: VINCENT TOHBI IRIE - Source: Fraternité Matin